Agadir côte dazur. Le séisme .
Le 22 février 60, vers midi, jétais dans la salle dalerte en attente dun décollage, lorsque je sentis le sol bouger sous ma chaise . Un mouvement rapide et léger pendant trois à quatre secondes, qui aurait pu faire penser au passage dun camion à proximité du bâtiment. Je me précipitai dehors, mais rien ne bougeait . Au contraire, un calme impressionnant régnait sur le parking où les Beechcrafts et les Lancasters semblaient dormir sous la chaleur dun soleil déjà très fort pour cette fin dhiver. Dans la tour de contrôle qui surplombait le bâtiment, aucun signe de mouvement particulier.
Je revins à la salle dalerte préparer mon équipement et me rendis aux appareils pour effectuer les essais radio avant vol. Mais cette secousse mavait intrigué et perturbait mon travail de routine. Interrogés, très peu de mes camarades avaient ressenti ce frémissement, et laffaire fut vite oubliée .
Un semaine plus tard, le 29, à peu près à la même heure, une seconde secousse plus importante fut cette fois, bien remarquée. Les vitres tremblèrent, des meubles se déplacèrent légèrement et des verres tintèrent dans les placards. Là, plus de doute, le sol avait bien bougé.
Les commentaires allèrent bon train, mais sans inquiétude particulière. Simplement, un petit fait divers à raconter à la famille dans une prochaine lettre. La journée sacheva comme dhabitude .
Avant le dîner, nous allâmes faire notre petite promenade avec les enfants dans la colline derrière la maison. Jaimais ce moment précieux où je retrouvais ma petite famille .
Juste au coucher du soleil, cétait la période de ramadan, le muezzin appela les fidèles à la prière de sa voix gutturale portant très loin dans lair calme du soir. Aucun bruit ne la troublait, sauf parfois, le bêlement dune petite chèvre encore dehors et quun petit berger poussait devant lui. Les ombres sallongèrent sur le sol, il était temps de rentrer dîner .
En cette période, beaucoup de marocains étaient descendus des villages avoisinants pour célébrer en famille cette grande fête musulmane. Lactivité des rues réduite dans la journée, ne sanimait qu après la prière du soir. Il en montait de bonnes odeurs de cuisine. Les enfants se gavaient de beignets au miel pendant que les femmes préparaient les mets les plus fins réservés pour cette période sainte et seulement après que le soleil se soit couché .
Les soirées se prolongeaient très tard pour les hommes, en longs palabres agrémentés de thé à la menthe, pendant que les femmes plus discrètes se retiraient dans un coin ou dans une autre pièce pour échanger les derniers potins, comme toutes les commères du monde .
Lundi 29 février 1960 , 23 heures 47 .
Le jour supplémentaire de cette année bissextile allait sachever, lorsque dans un grondement monstrueux, inhumain, venant des entrailles de la terre, accompagné de secousses dune violence inouïe, toute la maison craqua. Le sol allait et venait en secouant les murs, les meubles, notre lit. Les baies vitrées volèrent en éclats. Je me retrouvai jeté à terre sur le carrelage, incapable de me remettre debout. Je mentendis hurler comme une bête, de terreur, comme je nen avais jamais connu même aux pires moments des bombardements de la guerre. Cétait leffroi, cette peur qui vous glace le sang avec un sentiment dimpuissance devant une force énorme qui sort de la terre .
Des gravats tombèrent du plafond et des murs. Jentendis un fracas de matériaux comme si un bulldozer entrait dans la maison pour tout casser. Ce cauchemar ne sarrêterait donc jamais ? Pendant quarante cinq longues secondes, les secousses continuèrent leur mouvement de destruction et nous laissèrent anéantis, paniqués, incapables de penser, desquisser le moindre geste de protection. Puis le grondement et les secousses diminuèrent damplitude puis enfin cessèrent. Dun coup, je réalisai la situation, le tremblement de la semaine passée, celui de midi, furent des avertissements que personne ne sut déchiffrer .
Jentendis Michelle me crier " Les enfants ". Je me levai dun coup et cherchai linterrupteur, me cognai dans des obstacles, trébuchai à chaque pas. Linterrupteur ne marchait pas, puis je réalisai que le courant devait être coupé. Dans quelle direction aller, jétais perdu.
Finalement, je repérai la porte du couloir qui pendait de travers et tentai datteindre la chambre où dormaient Cathou et Robin qui pleuraient de peur . Le placard mural du couloir avait expulsé les vêtements, les étagères, les portes. Toutes les affaires encombraient le passage. Dans ma précipitation, je tombai, me redressai, entrai dans la salle de bain et compris mon erreur en sentant les odeurs de parfum dont les flacons devaient être brisés sur le sol.
Jarrivai enfin à la chambre des enfants, en pris un sous chaque bras et fis le chemin inverse pour sortir le plus rapidement de cette cage de béton .
Nous les installâmes dans la 2CV garée dans le jardin, et seulement après cela , nous commençâmes à reprendre nos esprits et nos sens habituels. Je maperçus alors, que depuis la secousse, des klaxons de voitures hurlaient lugubrement dans la nuit sans interruption, tout près de nous. Ils provenaient de plusieurs véhicules garés devant les immeubles marine dont la corniche supérieure sétaient détachée, tombant sur eux écrasant les tôles et provoquant des courts circuits. Personne ne sen préoccupait bien entendu, plus soucieux dévacuer rapidement les bâtiments éventrés .
Petit à petit nous constatâmes les dégâts, car du haut de notre colline nous pouvions apercevoir presque lensemble de la ville en contrebas, sur laquelle des lueurs dincendies rougeoyaient à travers un immense nuage de poussière sélevant des immeubles et maisons effondrées. De temps à autre, une explosion secouait lair. Vraisemblablement, provenant de bouteilles de gaz dans les locaux en feu.
Puis, des voix montèrent de ce fatras, des gens sappelaient dans lobscurité, cherchant un proche ou demandant de laide. Que faire ? Nous étions nous même désorientés, et les maisons autour de nous avaient lair dêtre debout . Il nous était impossible dans lobscurité dévaluer lampleur des dégâts en ville.
La famille Favre vint nous rejoindre avec les enfants que jinstallai aussi dans la 2cv transformée en dortoir. La nuit étant fraîche, je décidai de retourner dans la maison chercher quelques vêtements et couvertures. Avec prudence, javançai dans les pièces et par chance retrouvai une lampe de poche qui fonctionnait. La lumière me fis entrevoir un désordre indescriptible. Le canapé-lit sur lequel nous dormions se retrouvait au milieu du séjour, ce qui nous évita certainement dêtre blessé par des portions de cloison formant un tas à lemplacement où était notre tête.
Des objets jonchaient le sol mélangés aux débris des vitres. Dans la cuisine, une odeur de vinasse montait des 10 litres de vin rentrés la veille , maintenant répandus et mélangés à tout le contenu du placard, sucre, sel, pâtes, riz etc... En tournant vers le couloir, je compris mon erreur daiguillage de la nuit en voyant les portes de la penderie arrachées de leur dormant coincées en travers du couloir formant une sorte de labyrinthe qui mentraîna dans la salle de bain .
Tout ce spectacle de désolation était à pleurer, mais je navais pas le temps ni le désir de mattarder à ranger. Je mactivai, la peur au ventre dune nouvelle secousse , à trier quelques vêtements que jempilai dans un sac ou une valise, je ne me souviens plus, et filai à lextérieur vers la sécurité de la voûte céleste .
Vers trois heures du matin, une voiture monta la route vers nous. Chacun se précipita aux informations. Un officier marinier de service à la base venait prendre des nouvelles de sa famille. Il avait du traverser un parcours de destruction et de mort quil nous rapporta en quelques phrases . Les immeubles effondrés obstruant certains passages, des hommes cherchant dans les décombres, qui un parent, qui un ami. Impensable !
La base située à sept kilomètres de la ville, assez loin de lépicentre, demeurait intacte et opérationnelle. Nous décidâmes avec Lucien Favre de regagner ce havre, puisquil nétait plus question de rentrer dans nos maisons, dautant plus que de petites secousses telluriques continuaient de faire bouger le sol sous nos pieds .
Au fur et à mesure de notre progression, le récit de notre camarade savéra la triste réalité. Après maints détours pour trouver un passage, nous arrivâmes à la base où déjà de nombreux rescapés envahissaient les allées, pèle mêle, civils, militaires, femmes et enfants, marocains et français. Des marins canalisaient tant bien que mal ce flot hétéroclite vers un hangar où des lits " picots " dépliés à la hâte leur étaient offerts, ainsi que des boissons chaudes réconfortantes. Pour ma part, jinstallai nos deux familles, pour y passer le restant de la nuit, dans un baraquement demi tonneau en tôle, servant de magasin matériel, me paraissant le plus sûr des abris en cas de nouveau séisme .
Mardi 1er Mars .
Vers sept heures, nous fûmes réveillés par les ronflements des turboréacteurs davions gros porteurs C 130 américains venus des bases de Nouasseur et de Port Lyautey apportant du matériel de sauvetage et des tentes pour les sans abri. La cafétéria du mess, qui venait douvrir nous permit de faire un ravitaillement en café, pain et confiture, qui nous remis les esprits en ordre pour envisager un avenir immédiat pas très réjouissant.
Lucien et moi nous nous présentâmes à nos services respectifs afin de nous signaler en vie mais aussi pour nous rendre utile dans ces moments difficiles .
Lucien fut désigné pour faire le tri des blessés et des morts. Il participa également au déblaiement. Sale boulot sil en est. Il eut le triste privilège de retrouver la famille Devaux, nos amis, lui, sa femme et leur bébé, tous les trois ensevelis sous les décombres de limmeuble Bella vista. Nous leur avions donné quelques mois auparavant un petit chien magnifique de Tao notre chienne berger. Il est mort en leur compagnie.
Il fallut rassurer nos familles qui avaient dû entendre à la radio les informations sur ce drâme. Par lintermédiaire des transmissions de la marine, nous pûmes envoyer une liste des rescapés qui fut retransmise sur les ondes de la radiodiffusion française. Nous sûmes plus tard que les messages avaient été reçus, soit par lintermédiaire de voisins ou des parents les ayant entendu .
En fin de journée, je méchappai pour retrouver ma petite famille. Tout allait bien apparemment, les enfants jouaient avec ceux des Favre, Christine et Dominique. Peut être un peu plus grognon que dhabitude.
Une note affichée au bureau dinformation nous annonça quune évacuation possible des familles pourrait avoir lieu le lendemain par des avions de la 31 S, l escadrille de liaison ministérielle de la marine. Je mempressai dinscrire Michelle et les enfants, Lucien en fit autant pour sa famille. Dans cette perspective, nous retournâmes aux appartements chercher des vêtements et affaires personnelles pour ce voyage sans retour.
Par la même occasion, nous fîmes un tour de la ville pour voir ce quil en restait.
A partir du quartier industriel où se regroupaient les sardineries et la plus part des industries ou dépôts, lhorreur commença. DAgadir, il ne restait rien que maisons détruites, lézardées, ou en bloc entier penché comme la tour de Pise. Passant devant limmeuble Barault, je vis le côté de notre ancien studio effondré . Plus loin, sur la place du marché, cest avec une peur rétrospective que je reconnu lemplacement de limmeuble Lali , dont il ne subsistait quun tas de gravats débordant sur la rue de trois ou quatre mètres de haut. Notre ancienne propriétaire, Madame Fromentin, qui y avait un appartement, se trouvait encore sous les décombres, mais je ne lappris que plus tard à Hyères où jeus la surprise de la retrouver. Elle resta ensevelie blessée aux jambes, plusieurs heures avant dêtre extirpée de sa fâcheuse posture.
Je poussai jusquau Talbordj en faisant un détour par le front de mer, où du magnifique hôtel SAADA, plein des premiers touristes étrangers, on napercevait plus que lenseigne de toit trônant sur les dalles de béton des quatre étages empilés les uns sur les autres. Des équipes de marins fouillaient les décombres un peu partout en ville, renforcées par les équipages des navires de guerre français en exercice près des côtes marocaines qui sétaient détournés pour la cause.
Arrivé devant le quartier arabe, je dus reculer, dans limpossibilité de poursuivre en voiture. Le Talbordj nexistait plus ! Seuls des tas de pierres sur lesquelles des marocains fouillaient à mains nues pour déblayer et retrouver leurs morts. Les constructions de pierres liées à la chaux et au sable sétaient écroulées comme des châteaux de cartes ensevelissant leurs habitants en pleine festivité du Ramadan. On évaluera plus tard à plus de 15 000 le nombre des victimes en majorité musulmans et juifs de ce quartier.
Je ne suis pas monté jusquà la Kasba, mais je sus que les recherches de survivants quasiment impossibles, sarrêtèrent très vite et le nivelage des ruines fut ordonné, servant de sépulture aux victimes . On peut encore voir la forteresse ainsi aujourdhui. Seuls les remparts subsistent avec les stigmates du séismes dans ses pierres.
Après avoir récupéré dans la maison, le maximum de vêtements nécessaires pour Michelle et les enfants ainsi que pour moi et quelques objets personnels, je rentrai à la base avec dans les yeux la vision dapocalypse, de toutes les misères de cette ville heureuse, belle et maintenant martyre.
Nos familles embarquèrent le lendemain dans un avion, pour la France où ils atterrirent au Bourget accueillis, en ce qui concerne Michelle et les enfants, par ma sur Gisèle .
Mon affectation ne se terminant quen juillet suivant, je me retrouvai célibataire pour quelques mois. Ne voulant plus coucher dans des immeubles en dur, tout le monde logea dans des tentes de larmée pour trente personnes. Les soirées se traînaient interminables en parties de pétanque et de cartes ou de lecture. En avril et en juin, les autorités organisèrent des vols vers la France qui nous permirent de faire des visites furtives à la famille. Je profitais de lun deux pour rapatrier Tao dont je ne savais que faire à la base, à bord dun Lancaster . De plus, elle était devenue agressive et avait mordu un officier qui passait trop près delle. La menace dêtre abattue planait sur elle, il était temps de la faire partir. Elle retrouva son caractère doux en faisant de grandes promenades en compagnie des enfants quelle adorait et qui le lui rendaient bien .
Début juillet, je chargeai la 2cv jusquà ras bord et pris la route du nord, Casablanca, Port Lyautey, aujourdhui Kénitra, où je fis une escale chez mon ami Carpentier , un rescapé de Dien Ben Phu qui faisait partie de mon équipage, puis Tanger la blanche, pour embarquer sur le ferry vers Gibraltar. Je traversai lEspagne en touriste, au rythme de ma Gélinotte ( la 2cv ), cest à dire à la vitesse moyenne de 60 à lheure. Mais elle mamena à bon port pour ce trajet de 8 jours et 3000 kms, au bout duquel je pus embrasser Michelle et les enfants .
Je suis revenu à Agadir, que le roi avait promis de reconstruire plus belle quavant, mais ce nest plus le petit paradis que jai connu jusquau 29 février 1960 à 23 heures 46. Elle est devenue aujourdhui, une usine à touristes qui ne connaîtront jamais le charme exotique de lhôtel du Sous au Talbordj, près du souk aux légumes !
Fait à Hyères, quarante ans après, le 29 février 2000.