Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage deAndré Berthier, prêtre

Lundi 29 février 1960

A 22 h. 30, j'avais quitté monsieur Jacques FAYARD professeur au Lycée Youssef ben Tachfine, après notre cercle biblique chez les Soldini, au quartier de l'Hydraulique. J'étais naturellement, monté me coucher aussitôt, encore que nous ayons bavardé un moment contre notre habitude. Au pied des marches de Sainte Croix, dans la nuit tranquille et douce, mon compagnon s'interrogeait sur la valeur de notre apostolat. Pour tout dire, il semblait quelque peu désemparé, regrettant le temps où l'Église pouvait imposer la vérité, fût-ce par la violence! Impossible pour moi de faire mienne cette façon de voir, mais comme la discussion pouvait nous mener loin, je coupai court... Nous aurions bien l'occasion d'en parler une autre fois et dans de meilleures conditions. Ailleurs que dans une voiture à l'arrêt, c'est du moins ce que je pensais.

Je percevais nettement un grondement souterrain tel que je restais debout tourné vers la fenêtre ouverte, terrifié, incapable de faire un mouvement, incapable de la moindre réaction physique. Je ne songeais pas à sortir et je tournais le dos à la porte, figé sur place. Je ne pensais pas à allumer. Je restais là, planté, cette idée dans l'esprit : le Seigneur vient, c'est la fin! La fin de quoi ? De qui ? La mienne ? Celle du monde ? Je ne savais pas.

Naturellement, je ne savais pas depuis combien de temps durait cette agitation de notre maison secouée si violemment. J'ignorais évidemment si le reste de la ville passait par les mêmes émotions et je n'y pensais pas du tout. J'ignorai naturellement l'ampleur du désastre, mais même si désastre il y avait. Le tremblement de terre ne signifiait pas encore pour moi destruction et mort. Qu'est-ce au juste qui m'avait réveillé ? Qui peut le dire ? Le mouvement du sol ? Pas certain. Les écroulements dans la ville ? C'est peu vraisemblable, étant donné notre éloignement de la ville nouvelle et plus encore de la ville ancienne, marocaine. L'écroulement de l'église toute proche ( à quelques mètres de mon lit !) Peut-être, mais je n'en avais pas eu conscience. Il m'est impossible de me souvenir d'autre chose que de ce que je viens d'écrire. Je pourrais développer le récit sans qu'il devienne plus clair ou plus précis.

Au bout de quelques secondes (sept ou huit, pensai-je d'abord, mais je sus ensuite que le tout avait duré quinze secondes ) de garde-à-vous dans le simple appareil que l'on imagine, tant que dura la secousse, lorsque mouvement et bruit s'arrêtèrent, je ne vis rien d'autre à faire que de me coucher. C'est incroyable mais c'est ainsi. Et de fait, je me recouchai ! Il ne restait en moi qu'une déception profonde : j'avais espéré le Seigneur, et il m'avait fait faux bond ! Une vague impression aussi d'avoir été ridicule

De la position élevée qu'occupait la paroisse, hors de la ville en somme, presque dans ce que nous appelions la pampa, au milieu des euphorbes, je pouvais facilement observer le spectacle tragique qu'offrait la malheureuse ville. Malheureuse, elle l'était et bien plus encore que je ne pouvais le penser. La cité était plongée dans l'obscurité, mais ce n'était pas le plus affreux. Dans ce noir, des cris, des plaintes, des appels déchirants. De partout. Le ciel ? Merveilleux, comme toujours le croissant lunaire était trop mince à cette date pour nous aider de sa lumière et l'obscure clarté qui tombe des étoiles tombait sur nous sans nous éclairer Les cris semblaient plus nombreux sur ma droite, dans la direction de Talbordjt. C'était une rumeur confuse dans laquelle perçaient des cris plus stridents que les autres. Ils venaient sans doute des maisons plus proches, celles vers lesquelles je me hâtais. Qu'allais-je y faire ? Je ne savais pas, mais je savais que du moins c'est là que prêtre, je devais être, porteur du Christ et de sa charité. Par-là, les flammes d'un incendie qui éclairait tragiquement le centre de la ville nouvelle. J'en localisai aisément l'origine : le " Tout va bien ". Qu'est-ce qui avait bien pu mettre le feu par-là, et à quoi ? Je devais apprendre bien vite que c'était le dépôt de gaz butane de la maison CHAMBERT qui flambait. Où courir ? Où ne pas courir ? C'était le moment, non certes, d'une citation de Molière, mais d'une décision. Les appels venant de partout, sur quoi se décider, vers qui aller ? Qui avait, le plus besoin de nous et que pouvions-nous faire ? Sentiment tragique d'une impuissance totale dans cette catastrophe qui nous écrasait.

Quelques personnes, des voisins, erraient sur la place de l'église. Comme nous, sans savoir que faire et comme embarrassées de leur bonne volonté cruellement vaine. La maison des Vicens en face de l'église, était debout et ses habitants me disaient leurs émotions. Mais toute proche, la maison des Graves était par terre pour une bonne moitié. Dans le jardin madame Graves hurlait, c'est le mot, " maman est morte ! " Et ce n'était que trop vrai. Son mari aussi était là et s'efforçait de l'encourager. Pauvre femme qui par la suite devait me demander pardon du mauvais exemple, qu'à son avis, elle avait donné ! Une vraie et généreuse chrétienne, en fait.

La maison du docteur Chaignon, contiguë, s'était écrasée totalement sur ses occupants… Et sur la belle voiture toute neuve qu'ils avaient laissée devant leur porte. Leur fille Catherine courait dans la rue comme une folle. Elle aussi me sauta au cou (que j'ai donc été embrassé dans cette nuit !) Elle me connaissait bien pour fréquenter mon cours d'instruction religieuse au Lycée. Mademoiselle Champetier Deribes infirmière, était là avec sa 2 CV. Je n'aurais jamais pensé en la quittant deux heures avant (elle participait au cercle biblique ) que nous dussions nous revoir en semblables circonstances. Très calme du reste, elle prit la jeune fille en pleurs et l'accompagna à l'hôpital. Il fallait que la pauvre Catherine fût bien surexcitée par sa douleur morale, puisqu'elle ne sentait pas la fracture du bassin que l'examen devait déceler ensuite. Comment s'était elle sortie des ruines ? Elle l'ignorait absolument. C'est extraordinaire en effet : il ne reste de sa chambre qu'un pan de mur sur lequel un crucifix devait demeurer suspendu pendant des semaines : Stat crux dum volvitur orbis, la croix demeure stable tandis que le monde tourne.

Je crois être monté ensuite vers le boulevard Delcassé, dans la direction du Trésor, mais j'hésiterais à l'affirmer, tant nous agissions tous comme des automates. Le bâtiment était en partie écroulé devant le magasin Doucet. Des gens s’agitaient là, impuissants en désordre et dans les costumes les plus variés. Ne parlons pas surtout de pittoresque. En d'autres circonstances j'aurais même pensé "  les plus drôles ". La maigre lumière de deux phares d'auto éclairait, cette scène. Je regardais sottement, comme tout le monde, ce tas de débris d'où partaient des appels, embarrassé de mes mains nues et de ma bonne volonté impuissante. Embarrassé aussi de ma santé ! Car, c'est un fait, dès ce moment et les jours suivants, nous avions presque honte d'être encore de ce monde ! Nous aurions voulu nous faire pardonner de nous en être tirés, surtout en présence de ceux qui nous disaient leurs deuils ! Dans la rue, les gens disaient, sans s'adresser à personne à vrai dire, " Il y a des gens là-dessous ". On ne le savait que trop en entendant les cris assourdis et les coups frappés. Quelqu'un m'appela : " Faites quelque chose! " Ce qu'il ne pouvait faire, lui, je ne le pouvais pas non plus, même si j'avais été aussi costaud que lui. J'étais aussi démuni qu'eux tous , et il fallait tout leur trouble, aux pauvres gens pour ne pas s'en être aperçus.

Plus loin la maison Arcidiaco : une fenêtre ouverte, une chaise dans le jardin. Les occupants se sont échappés. Tant mieux. La maison, du reste, n'est pas tellement abîmée extérieurement. Personne ? Inutile d'insister.

Je rencontre Emmanuel Deal. Sa maison n'a pas trop souffert, sauf sa chambre à lui. S'il a conservé la vie, ce n'est pas la faute aux blocs de pierre qui sont tombés sur son lit. Sa sainte femme de mère attribuera cette protection au Cœur douloureux et immaculé de Marie. Et qui oserait dire qu'elle a tort ? Pas moi. Je m’en fus avec le garçon, toujours dans le même quartier, à la recherche de son ami, Jean Bouvier. Maison debout encore, mais le coin est très touché. A la place des belles villas que je connaissais, des tumulus dans la pénombre. C'est tout ce qu'on distinguait. Le silence dans cette partie de la ville était total, et peu de gens s'activaient à la recherche de victimes. Aucun appel d'ailleurs, et peut-être n'y avait-il que peu d'ensevelis. Une fenêtre au grillage défoncé. Emmanuel appelle, une fois, deux fois tandis que dehors je m'inquiète pour lui et pour ceux que je crois morts. Finalement mon jeune compagnon de dix-sept. Ans, élève du lycée, qui connaît bien la maison saute par une fenêtre. Personne: les propriétaires sont donc sauvés.

Nous continuons dans la direction de l'avenue Lucien Saint (Moulay Hassan depuis peu ). Nous passons naturellement devant l'hôtel Lutétia, mais nous ne le remarquons même pas. Son absence ne me frappe pas, et pourtant je connais l'endroit. En fait il n'était plus, quand je suis passé, qu'un tas de pierres et de ciment. Je ne m'en aperçus que par la suite Sur l'avenue les pompiers marocains s'affairaient autour de l'immeuble qui brûlait. Très courageux, ces hommes, il faut le dire, parce que c'est la vérité. Leur travail n'était pas facile car les canalisations étaient coupées et je ne pris pas le temps d'examiner la manière dont ils s'y prenaient pour éteindre le feu.

Ce n'est pas de spectateurs ou d'admirateurs qu'on avait besoin à ce moment-là, mais de travailleurs. Je les ai vu, néanmoins, monter dans l'immeuble comme à l'exercice, silencieux, rapides, imperturbables, sachant les gestes à faire et les faisant au moment voulu. Ceci pendant que les bouteilles de gaz explosaient les unes après les autres avec un bruit sourd que j'aurais cru devoir être bien plus fort.

Les Faverolle habitaient là. Ils furent sauvés, eux et leurs deux petits enfants. Il n'en fut pas de même des enfants Tournier qui habitaient l'immeuble sud-building, en face ou presque. Je n'avais pas regardé dans cette direction, occupé que j'étais à observer les pompiers et quand je me retournai, je fus atterré. Les étages supérieurs de la bâtisse s'étaient écrasés en glissant sur le reste de la construction, broyant naturellement tout ce qui se trouvait dessous. Un étage en particulier avait complètement disparu, laminé par la masse de ciment qui le coiffait et la terrasse s'inclinait vers le sol comme une crêpe ou un béret qu'on porterait sur les yeux ! Le rez-de-chaussée était intact, ainsi que le magasin Assidon et la Bibliothèque Pour Tous, mais je ne devais l'apprendre que plus tard. Les Tournier occupaient l'ancien appartement du Commandant Bret : c'est là qu'ils perdirent leurs deux enfants. Et ils auraient perdu leur troisième enfant, si monsieur Van Den Berg, leur ami, un vrai, n'avait pris l'initiative risquée de grimper par une échelle dans le bâtiment, au risque de sa vie. Il ne faut pas oublier qu'une nouvelle secousse aurait pu survenir et qu'elle aurait précipité sur les sauveteurs les restes de bâtiments dans lesquels ils s'aventuraient. La chose semble bien s'être produite une fois ou l'autre, surtout dans le quartier marocain de Talbordjt. Je vois encore monsieur Van Den Berg monter à l'échelle en pyjama, sans un mot, sans un geste de trop, aussi simplement qu'il fait ordinairement ce qu'il a à faire, mais cette fois sans l'humour qui lui est particulier. Cette fois, il ne se moquait ni de lui-même ni de personne ! Moi, je tentais de consoler, comme si la chose eût été possible le malheureux papa effondré. Il me disait seulement: " Décidément c'est trop, c'est trop " car il avait perdu un enfant naguère en Afrique Occidentale. Trois enfants de perdus sur quatre! Il ne blasphémait certes pas, trop fidèle chrétien pour s'en prendre au Seigneur, mais il se plaignait doucement, et je pense que sa plainte était prière et que le Seigneur l'a entendue comme telle. Je n'entrepris pas de plaider pour Dieu mais je pleurais avec ce pauvre homme .... Flere cum flentibus , comme dit Saint Paul, et je n'eus pas à me forcer car je connaissais bien les deux petits. Le plus grand était un vrai génie, et surtout un saint petit homme de dix ans. Je n'ai jamais vu chez un enfant pareille qualité de foi.. La douleur de son père était déchirante mais discrète. Nous nous embrassâmes ? Que pouvais-je faire de plus ? Je le confiai à Dieu et poursuivis mon chemin, car il le fallait.

Il ne me vint pas à l'idée de descendre la rue Thiers, et heureusement, car devant l'immeuble Boli aux trois quarts écroulé, la pensée de madame Rondot et de la famille Tapia m'aurait retenu sur place, et pour rien, tous étant morts 1 Il n'y avait rien à faire dans cette montagne de ferrailles et de débris de ciment que je ne devais voir que quelques heures plus tard. Comment une construction de cette taille put-elle se réduire pareillement ?

Je remontai l'avenue Lyautey dans la direction de la paroisse. Monsieur Meyer, encore un fidèle du cercle biblique, était devant l'immeuble de L'Imprimerie Rapide, ou du moins ce qui en restait. Quelques personnes s'agitaient là aussi vainement qu'ailleurs: Meyer avait dû venir là, préoccupé par le sort de son patron, M. Vorsanger, qui y résidait. Je serais bien en peine de dire quelle heure il était. Les marins de la base aéronavale commençaient à arriver avec des pelles, des pioches et des barres à mine. Outillage presque ridicule face à l'énormité du désastre et quand on pense à ce qu'il y avait à soulever. Outillage précieux tout de même. Mais je pense que leurs phares furent davantage appréciés que leurs pioches, tant cette obscurité était démoralisante. Ils braquaient leur lumière sur les ruines, tandis que pelles et bras s'affairaient en silence.

Dans quel état est cet immeuble ! L'intérieur s'est écroulé, déversé à travers la façade. Je pensai à mon local scout dans la cave ! Il devait être intact, mais je pensai surtout à la pauvre Claudine Benamou qui habitait là. J'espérais naïvement qu'elle était de garde ce soir-là à l'hôpital et qu'elle avait dormi ailleurs. Je me trompais, hélas. Une femme appelait près de là : on me dit que c'était madame Cramencel, la propriétaire du magasin " Au Chic Parisien " devant lequel je passais tous les jours. Elle était bloquée sous un tas de gravats, mais heureusement tout au bord de la route. Une poutrelle de fer tordue, un rail plus exactement, s'appuyait perpendiculairement sur sa poitrine. Le visage couvert de sang elle se plaignait. Nous eûmes bien de la peine, monsieur Meyer et moi pour la tirer de cette position malcommode, et ce avec nos seules mains. Elle s'impatientait un peu, la pauvre, et on la comprend. Mais comment aller plus vite, à peine éclairés par une voiture et une lampe électrique ? Nous tentions de creuser sous elle pour provoquer l'affaissement de son corps et la retirer de sa position douloureuse. Son mari dont j'apercevais la jambe était près d'elle était mort. La malheureuse fut enfin dégagée, mais nous avions les mains en triste état, Meyer et moi. Une ambulance l'emporta, je ne sais où. Nous nous sentîmes heureux, mon, compagnon et moi, mais l'eussions été moins si nous avions su dans quelles conditions travaillaient les infirmiers et les médecins. Surtout à l'hôpital ou autour de l'hôpital, car si à la Base tout allait à peu près, il n'en était pas de même à l'hôpital Lyautey, en ville, d'après ce que j'appris plus tard. Le bâtiment s'était abattu comme beaucoup d'autres, mais seulement après la grande secousse de 23 heures 45. On avait eu le temps d'évacuer les malades. Le manque d'eau et la pénurie de médicaments, ainsi que la petit nombre de médecins compliquaient singulièrement la tâche de ceux qui accueillaient les blessés qu'on leur envoyait en vagues ininterrompues.

Je remontai l'avenue Lyautey, c’est à dire que je regagnai le presbytère sans avoir pourtant l'intention de me reposer. Alors pourquoi cette direction où les maisons étaient clairsemées ? En fait je ne pensais à rien, et qui m'eût vu alors aurait pu penser que je me promenais. Il me semble, maintenant en y réfléchissant, que je ne croyais pas le reste de la ville aussi touché que le centre où j'allais et venais. J'avais donc pris un chemin familier machinalement. Meyer était-il encore avec moi ? Je ne saurais le dire mais je le crois pourtant. A gauche l'immeuble Taxes et Transactions: des cris L'immeuble perpendiculaire à l'avenue, seconde étape dans l'édification de l'ensemble, s'était découpé du reste avec une précision stupéfiante en s'affaissant sur place le long de la pente. Je traversai le terrain vague (il n'en manquait pas à cet endroit). Dans l'obscurité la masse des débris et surtout, très distincte, une considérable surface de ciment: la toiture de l'immeuble sous laquelle une femme appelle ! Que faire ? je n'étais pas seul et fus bientôt rejoint par les marins. Leur chef, tout jeune était assez embarrassé, les gars pleins de bonne volonté et prêts à obéir à n'importe qui, manquaient de matériel. Il devait venir toutefois assez vite, heureusement. Il suffisait de leur dire quelque chose pour qu'ils s'empressent avec un dévouement étonnant d'exécuter ce qui leur semblait un ordre et ne l'était pas toujours. Et puis une soutane, même kaki et ensanglantée, ça fait de l'effet ! Ce n'était même plus de l'empressement, c'était de la ferveur. Tous ces jeunes silencieux voulaient être utiles Empressement, silence, délicatesse et même charité, il y avait tout cela dans cette ferveur, et sans doute les aurait-on étonnés si on le leur avait dit.

Je tenais la pauvre femme, je la soutenais plutôt, m'étant glissé sous la masse de ciment. Un jeune marin près de moi vidait le matelas de crin sur lequel elle reposait; si l'on peut dire ! Il fallait aussi que le corps s'affaissât pour qu'on pût le tirer à nous. Il nous fallut aussi couper les pieds du sommier, quand nous eûmes les outils nécessaires. Ces opérations " me duraient" mais je pensais aussi qu’elles duraient pour la pauvre femme que notre présence rassurait. Elle ne se plaignait pas. Elle demandait à boire seulement de temps à autre. Son souhait fut exaucé quelquefois mais il fut rapidement impossible de trouver de l'eau. Elle n'avait aucune blessure apparente mais semblait souffrir beaucoup des jambes qu'elle avait bloquées on ne savait par quoi. Notre impuissance nous faisait mal à tous, le temps passait et nous étions inutiles Les gars me demandaient que faire et j'étais aussi embarrassés qu'eux. Il allait falloir abandonner la malheureuse à son sort car le chef me prévint qu'il allait retirer le camion qui nous éclairait : on avait besoin de ses phares ailleurs. Il avait raison, mais le moyen d'abandonner qui avait eu confiance en nous. Je l'expliquai au garçon qui en était aussi convaincu que moi, mais allions nous la replonger, si je puis dire, sous sa couverture de ciment et dans l'obscurité et près des cadavres de son mari et de ses enfants. Car ils étaient là.

Le jeune mataf voulut bien attendre et je m'en fus chercher le docteur Sallard, qui, je le savais, se trouvait un peu plus haut. Je lui expliquai le cas et il accourut aussitôt. Il parla de couper la jambe du mari mort pour libérer celle de la malheureuse, puis finalement se contenta de la piquer. Elle perdit conscience immédiatement. Je m'en allai, laissant comme consigne aux deux marins de rester prés d'elle pour la soutenir jusqu'au jour. Je n'avais pas fait cent mètres qu'ils me rappelèrent: la blessée avait elle-même dégagé son pied et on l'emmena aussitôt à l'infirmerie de la Base aéronavale

Celle-là était sauvée corps et âme. Ame ? Oui... Elle m'avait demandé qui j'étais: " Je suis prêtre de la paroisse ". Elle savait morts son mari et ses enfants, elle me demanda de les bénir, ce que je fis très ému. Et ce toujours sous les tonnes de ciment dont j'ai parlé plus haut. Elle eut ce mot touchant: " Je n'ai pas beaucoup aimé le Bon Dieu " à quoi je répondis, textuellement: " Ce n'est pas une question de temps. Commencez donc tout de suite ". Elle est passée, cette réponse, directement du cœur de Jésus sur mes lèvres et par mon cœur. Et je puis en faire profit pour moi, quoiqu'elle m'ait été donnée pour une autre. Sur sa demande je lui donnai l'absolution; elle s'appelait madame Badet. Ses trois enfants et son mari, écrasés sous la dalle de ciment ne furent dégagés que trois jours après, et c'est moi qui signai à l'Etat Civil comme témoin de leur décès. Ces pauvres n'étaient à Agadir que depuis quelques jours et ils avaient demandé le poste !

J'assistai ensuite au sauvetage du cher et pittoresque docteur Gauthier vieille figure gadirie s'il en fut. Sa maison était réduite à un rez-de-chaussée et au moment où j'arrivai les marins descendaient le vieillard du sommet des ruines avec des précautions touchantes. Il n'en rouspétait pas moins avec énergie, ce qui me rassura, car je le connaissais bien. Il fut d'ailleurs tout content de me revoir en vie. Il était lui aussi en chemise de nuit, mais nous ne voyions pas ce que cela pouvait avoir de ridicule, tant nous étions heureux de nous revoir, le docteur Sallard , le colonel Deshorties et d'autres que je connaissais moins. On le fit asseoir sur un banc le long du mur et chacun l'assaillit de gentillesses et d'embrassades; il se laissait faire , accablé moralement et physiquement . Il ne faisait que répéter avec un bon sourire triste : " Ma pauvre Marguerite " , c'était sa femme qui venait de mourir. Son fils , près de lui , bras cassé en écharpe lui parlait doucement très affecté naturellement.

Le reste de la nuit , je passai un peu partout sans m'asseoir jamais , allant des uns aux autres . Néanmoins je ne sortis pas de la ville ou du tas de ruines qu'on appelait encore de ce nom . Bien des gens que je ne connaissais pas me parlèrent; eux semblaient me connaître et en tout cas m'embrassaient avec élan . Pas de discours , et à cette occasion j'ai compris qu'un bras passé sur une épaule valait mieux que des phrases lénitives, à plus forte raison que des considérations théologiques au tout venant . Il faisait très doux et la terre trembla encore plusieurs fois , à ce qu'on me dit plus tard , mais je ne m'en aperçus pas , du moins dans la nuit. J'allais , j'allais , les marins étaient au travail et je ne suis guère capable de manier les barres à mine , hélas !

A l'immeuble des Travaux Publics, je m'enquis des Monnier, de la famille Breitwieser et de plusieurs autres. L'immeuble avait beaucoup souffert mais il tenait quand même et personne n'avait été tué. Les locataires sont là dehors, tous enveloppés dans des couvertures; ils attendent comme tout le monde. Quoi ? Ils ne le savent pas trop. Le jour, sans doute, qui est toujours réponse à l'angoisse de l'ombre. C'est ainsi déguisé que je trouvai M. Reymondet. Ces braves gens m'accueillirent avec affection ; décidément ce n'était pas pour rien que chaque mardi j'avais rendu visite à ce quartier ! A l'origine j'avais voulu barrer la route aux Témoins de Jéhovah qui avaient commencé par là leur propagande en ville. Il était clair que j'avais mieux réussi que je ne l'avais pensé Deo gratias ! Les autos passaient sans cesse sur la route, emportant morts, mourants et blessés à la Base. Nombre de jeunes que je connaissais bien (et ils étaient nombreux en ville) se donnaient beaucoup de mal et me reconnaissant me saluaient: " Vous êtes, vivant, Père, tant mieux ! " Tout en continuant leurs voyages charitables, chrétiens ou pas.

Si j'avais pensé que dans l'immeuble voisin, immeuble OCH mon pauvre Alain Jeantet, mon étonnant C.P. avait trouvé la mort, je crois que j'aurais perdu tout courage. Heureusement, occupé à aider les vivants, je ne remarquai pas l'énorme tas de ruines sous lequel reposait mon si cher, si loyal et si droit scout. Il ne restait que cette montagne de désolation de cet immeuble superbe Tout près aussi je long de la route l'immeuble Portal: en miettes, lui aussi. Plus loin, l'immeuble dans lequel j'étais allé quelques jours plus tôt rendre visite à madame Savard, cette juive que j'avais baptisée et mariée. Je devais le lendemain lui porter la sainte communion, sa santé laissant fort à désirer. Quelle pitié ! Le quartier Evesque, à ce qu'on me dit, était très touché mais je n'y allai pas voir, n'étant pas poussé par la curiosité.

En m'en allant, je songeais que les gens se ressaisissent plus vite qu'on ne croit dans l'épreuve. Leur attitude à mon égard me surprit ; certes, je ne m'attendais pas à être populaire, et je le serais difficilement, mais mes relations avec les jeunes du lycée m'avaient rapproché de nombre de parents. Agadir me connaissait mieux que je ne connaissais les Gadiris. Il doit toujours en être ainsi pour un prêtre; ils n'attendaient pas de moi quelque miracle qui eût relevé les constructions gisantes ou ressuscité les morts (nous nous interrogions déjà sur leur nombre ). Ils savaient du moins qu'à cet instant lé prêtre était leur homme, que leur douleur était sa douleur. J'ai appris cela en cette nuit d'horreur, Dieu m'a donné d'entrevoir ce qu'était la sympathie, ce beau mot massacré en sympa qui ne signifie rien, même affublé de l'adverbe " vachement " ! Oui son sens est beau : souffrir avec, et Saint Paul ne m'a quitté: Flere cum flentibus pleurer avec ceux qui pleurent… Au fond, je m'en rends compte, je suis trop raisonneur: les gens n'ont pas besoin d'arguments mais d'amour Jésus n'a pas fait de cours, même aux Douze. Et maintenant, quand je me demande, en 1988 plus encore qu'en 1960, " ai-je bien fait ce qu'il fallait faire ? " , je me réponds que j'ai fait de mon mieux et cependant je n'ai pas sauvé grand monde. Deux personnes, peut-être et je n'étais pas tout seul pour le faire. Je n'ai pas donné beaucoup d'absolutions pas tellement parlé de Dieu, je crois et il me semble toujours que ce n'était pas le moment. Dans la suite, une personne pieuse en France devait me reprocher de n'avoir pas donné l'absolution à la ville tout entière ! J'ai haussé les épaules discrètement. Peut-être ai-je tort, mais on ne me l'a pas encore montré. Le lendemain, une religieuse, Sœur Marie-Gaston devait dire à un zouave qui travaillait à déménager le mobilier de l'école: " Si nous avons eu ce tremblement de terre, c'est que nous n'avons pas assez prié ! " Exaspéré par cette réflexion fort discutable théologiquement et parfaitement déplacée, je lui répliquai (tête du zouave ) : " Ah ! vous, fermez-la ". je regrette l'incorrection du propos dont je m'excusai, mais cette observation qui se voulait édifiante, n'était que sotte et la bêtise ne construit rien, n'édifie rien , jamais.

A quel moment de cette trop longue nuit allai-je vers le quartier de l'Hydraulique ? Comment le savoir ? Ce que je pouvais savoir -il n'était que d'y aller -c'était le sort de " mes " témoins de Jéhovah ! Ils habitaient par là; et encore quelques-unes des meilleures familles de la paroisse, les Allenet, les Krauss... Mes Témoins ? Si je les connaissais ? Je les avais souvent vu passer à bicyclette, partant pour leurs tournées. L'événement que nous vivions - si l'on peut dire - était de nature à satisfaire en eux cette avidité de catastrophes qui donne tant d'âpreté pharisienne aux déclarations prophétiques qu'ils vont faisant un peu partout. Je trouvai des gens dans la rue, s'informant, affirmant, mais surtout perdant leur temps. A l'écart de la ville, par la situation de leur quartier dans la colline, ils ignoraient plus encore que moi la situation d'Agadir. Ils auraient pu travailler, les hommes surtout. Joie de tous me revoir et moi de les retrouver, mais je dis simplement aux hommes qu'ils seraient plus utiles ailleurs Ils se mirent en devoir de descendre en ville, non sans avoir soin, on les comprend, d'assurer derrière eux le salut des leurs.

Mardi 1er mars 1960

Que de question, je me pose encore maintenant! A quel moment rencontrai je le Père Michel Dargent dans cette nuit terrible ? Et où ? Je me rappelle seulement avoir marché avec lui dans la direction; de l'hôtel Lutétia. Il n'en restait qu'un tas de pierres autour duquel s'affairaient des hommes, des silhouettes, plutôt Quelqu'un enseveli demandait un prêtre; Michel monta sur un tas de ruines et jeta dans un trou une absolution, vers une âme qui pensait à Dieu. Qui était ce? Nous ne te sûmes pas. Nous continuâmes notre marche, au hasard, un peu. De quoi parlions nous , si nous parlions ? Je ne sais pas, je ne sais plus. L'un et l'autre, nous étions dans un état second. Devant l’École BOSC nous eûmes un moment d'arrêt. C'était saisissant: quel drame en cet endroit si la catastrophe était arrivée pendant les heures de classe! Il ne restait rien de cette belle école. Michel, une fois de plus fit l'ascension des ruines et lança des appels qui n'obtinrent aucune réponse. Nous nous éloignâmes, espérant que personne ne gisait sous ces tonnes de débris.

Au petit jour je revins vers l'église, sans aucune raison d'aller dans cette direction plutôt que dans une autre. Michel était à ce moment-là sur ce qui avait été la Maison de la Croix Rouge. des zouaves travaillaient avec lui, essayant de dégager des infirmières. On ne retrouva que des cadavres ; on creusait certes, et vaillamment, mais on redoutait des ennuis avec les canalisations de gaz.

Nous remontâmes, mon confrère et moi l'avenue. Lentement car nous n'en pouvions plus de fatigue. Je vis en passant ce qui restait de la maison des Saliba.Quel serrement de cœur ! Je connaissais bien la famille et Pierre, mon C.P., grognon, pieux, et si attachant ! Les gens montaient vers l'église qui est au bout de l'avenue, presque hors de la ville nouvelle. Les paroissiens voulaient prendre de nos nouvelles et ce n'étaient que cris de joie (oui) et embrassades chaleureuses. Pourtant la pensée des morts revenait bien vite et aux élans de joie succédait l'abattement, presque désespéré chez certains. Nul blasphème. je dus en surprendre plus d'un en déclarant qu'il était normal que la maison de Dieu fût sinistrée autant que les demeures des hommes. Mes interlocuteurs semblaient regretter - au moins devant moi - qu'un miracle (il leur faut toujours des signes, dans la mesure où leur foi est plus faible ) n'eût pas sauvé leur église. C'est que les gens s'apitoyaient sur le bâtiment tel qu'il leur apparaissait. Encore ne pouvaient-ils se rendre compte de l'ampleur des dégâts; de la place où les gens étaient, l'édifice semblait moins meurtri qu'il ne l'était en vérité. Ils eurent le temps de voir.

Il y avait autre chose à faire qu'à demeurer là plantés à causer, et si dignes de compassion que fussent ceux qui étaient restés là, ils étaient vivants, à l'air libre, vivants et sans blessures. Le Père Labruyère que je n'avais pas vu de la nuit, était dans son quartier de Talbordjt, et à ce qu'on disait, c'était là-bas l'abomination de la désolation. Qui donc vint me demander de l'accompagner à l'hôpital ? Catherine Chaignon voulait me voir et je devais passer devant l'immeuble Decor. Il avait tenu bon, et c'était méritoire étant donné sa position à flanc de colline. Nous nous arrêtons: monsieur Fayard est parti dans la nuit à ce qu'on nous dit. C'est avec lui que j'avais parlé devant l'église avant la catastrophe - Parti avec tous les siens. Madame Lechat est chez elle; très calme elle récupère ce qu'elle peut des belles choses qui ornaient son appartement. On marche sur des fragments de poteries anciennes et des morceaux de cadres. Elle qui a un goût parfait et est si attachée à ses souvenirs de famille me dit " cela a si peu d'importance... "

Devant l'hôpital, presque plus de place. Je regarde un instant les autos et les camions qui apportent sans cesse de Talbordjt (totalement détruit, me confirme t-on) blessés et mourants en grand nombre. On les dépose et on repart aussitôt. Presque tous des Marocains. Impression d'une pagaille monumentale Il n'en peut être autrement, étant donné l'ampleur de la catastrophe. Au milieu de tout cela les religieuses et les médecins font tout ce qu'ils peuvent C'est beau, simplement beau. Serais-je le seul à admirer ? J'espère que non. Tous se dévouent sans discours et sans se reposer jamais, mais le manque de médicaments et d'eau rend trop souvent vains, à leur vive peine, les dévouements qu'ils prodiguent. Je prie pour eux. Des camions passent chargés et surchargés de cadavres en direction du cimetière de Yachech.

Monotonie des questions, monotonie des réponses! Au hasard des rencontres, un tel, vivant ? Un tel mort... Madame Rondot, la mère d'un de mes confrères, je l'apprends alors, est sous les décombres de l'immeuble Boli, avec les neuf personnes de la famille Tapia. Je pense aux Lasselin qui auraient été tués eux aussi s'ils avaient été encore dans cet immeuble. Nice leur aura été plus favorable. Je pense à l'abbé Rondot, à sa douleur. Rue Paul Doumer, je contemple effaré l'immeuble Brise Marine, totalement effondré sur la rue, et non pas comme on aurait pu le penser, sur le ravin qu'il dominait. Impossible d'approcher. Des ordres stricts tiennent à. l'écart des spectateurs curieux, dont je ne suis pas ! On craint que ce qui demeure debout dans cette rue ne s'écroule d'un moment à l'autre En fait rien ne s'écroulera dans cet endroit, ni ce jour-là, ni dans les mois suivants. On me dit que tout le monde est mort dans cette maison. En tout cas le docteur Aubenque et son fils Michel à qui j'avais fait faire sa première communion figurent parmi les victimes. De même que mon cher ami Tamri, musulman, citoyen français que j'avais baptisé et dont la générosité chrétienne était si belle. Mais si je le savais, Dieu le savait aussi, et mieux. Lui, sa femme et son petit Eric que j'avais baptisé et l'enfant qu'ils attendaient. Je pleure alors comme je ne l'avais pas fait encore. On me parle des Saliba. Pierre est mort avec ses parents, mon petit scout si cher... et Daniel son frère aussi, à ce qu'on m'assure. Cette nouvelle me bouleverse car j'aimais beaucoup cette famille dont tous les membres étaient en progrès spirituels remarquables. Je pense avec douleur à Georges, le fils aîné, actuellement à Toulon pour ses études. Finalement Daniel sera sauvé après être resté douze heures dans sa maison détruite, dans cet enfer de ciment. grâce à l'acharnement de Michel DARGENT qui n'a pas voulu qu'on enlevât les quelques zouaves qui travaillaient avec lui, grâce à notre cher Abdallâh, qui avec eux, faisait de son mieux. Il faut avoir vu Michel travailler avec eux en short, fort et calme comme toujours. Un vrai chef scout qu'il restait moralement, faisant sa B.A. Les gars lui obéissaient avec empressement et simplicité.

Nous étions en train de manger, à midi, repas improvisé - on s'en doute -devant l'école Sainte- Croix, sous les arbres quand on nous amena Daniel Saliba! Un de mes petits scouts, encore. De quel cœur je l'embrassai! Ressuscité des morts ou presque, treize ans, orphelin et se sachant tel. Le garçon était très secoué, naturellement après ces douze heures d'enfer. Les soldats le regardaient d'un regard que je ne pourrai oublier, c'était leur gosse : après tout ne l'avaient-ils pas mis au monde, remis au monde ? Et l'abbé Dargent, sans lequel cet adolescent serait mort... Je demandai: " Daniel, as-tu prié ? " Réponse bien de lui : " Presque plus qu'il n'était nécessaire ! " Humour à froid avec un petit sourire de coin que je connaissais bien et qui était méritoire en ces circonstances - Il nous disait ses impressions avec un grand calme, sa conversation prolongée avec son C-P. et frère, comment au bout d'un long moment il l'avait appelé. En vain... Quant à monsieur Saliba, le papa, quand on retrouva son corps, il avait les mains jointes et le visage calme, comme reposé. Je sais qu'il avait appelé longtemps. Sa femme était horriblement écrasée;

J'allai voir le corps de mon Pierrot, le cher Tapir, comme l'appelaient ses scouts. Devant la maison, il reposait sur le trottoir, enveloppé dans une couverture. Je découvris le visage paisible, sa bonne tête ronde. A genoux, par terre, je l'embrassai affectueusement et respectueusement. je sais, moi mieux que personne, la qualité de cette âme de jeune, et jamais je ne pourrai oublier le bon gros, le mauvais caractère bien connu, râleur et généreux, d'une loyauté rugueuse, taquin et dévoué, d'une piété personnelle bien au-dessus de la moyenne, le meilleur de mes enfants de chœur. Un chef ! Celui que tous les scouts voulaient avoir pour C. P. Celui qui allant au lycée ou en revenant, ne manquait jamais d'entrer dans l'église pour saluer son Seigneur. Il y emmenait son Yannick Le Compagnon scout aussi avec qui il se disputait sans cesse. Je l'avais préparé à sa profession de foi. Il avait pris très au sérieux son engagement de chrétien et par dessus tout sa promesse scoute qui en diffère si peu, en somme. Consummatus in brevi, explevit empora multa, dit l'Ecriture.

Dans l'après-midi, j'allai à la B.A.N.. C'est là qu'en grand nombre on avait transporté les blessés, marocains ou européens, sans distinction. L'activité était intense partout, mais surtout du côté de l'infirmerie militaire un peu à l'écart. Médecins et infirmières travaillaient avec un courage patient extraordinaire. Ils eussent été surpris si on leur avait dit l'admiration qu'on avait pour eux. Je vois encore le docteur Hérades : il vaut mieux en tout cas en cette occasion, que sa réputation. Tant mieux. J'allai des uns aux autres, Européens et Marocains. Je rencontrai le pasteur Lestringant et le pasteur Bernel, occupés comme moi et mes confrères à un ministère de charité auquel ils se donnaient tout entiers, l'un et l'autre.

Le pont aérien fonctionnait à plein régime : toutes les deux minutes un appareil s'envolait chargé de blessés, suivant les renseignements que je recueillis. On les conduisait à Casablanca ou à Marrakech ; les Américains avaient apporté des médicaments en quantité et leur personnel était à pied d’œuvre, courageux et efficace, certes, mais travaillant comme avec une indifférence de robots Je n'avais jamais vu cela et j'en suis encore surpris. Ils ne parlaient qu'entre eux, faisaient ce qu'ils avaient à faire avec application et précision, mais il manquait apparemment à leur réel dévouement un quelque chose de proprement " humain ", un quelque chose venant du cœur et qui aurait fait aimer leur charité. Ils donnaient leurs médicaments, leurs efforts et leur compétence, mais ils ne paraissaient pas donner leur cœur, du moins c'est ce que je pensais et plusieurs auprès de moi avaient la même impression. Je compris pourquoi ces gens certainement bons mais plus maladroits encore que dévoués, trouvaient le moyen en venant au secours du monde entier, d'être trop souvent détestés du monde entier. Et ils s'en étonnent !

Non loin de l'infirmerie, sous une grande tente, les corps s'amoncelaient et l'odeur en était pénible sans pourtant être insupportable. Un sous-officier de la B.A.N., un certain Joyeux, se dévouaient à consigner les détails qui pourraient les faire reconnaître dans la suite. Il fallait faire vite et je l'aidai un peu. Il faisait cela, gentiment, simplement, comme quelque chose de normal, et il n'avait pas la foi, pas encore, me précisa-t-il. Il prenait en tout cas, et je lui dis, le bon moyen pour l'avoir. Vers la fin de la soirée je vis arriver les jeunes Doriath dont le mariage avait eu lieu le samedi précédant le drame: ils interrompaient leur voyage de noces pour venir reconnaître les corps de leur père et mère. La maison où avec ces jeunes qui faisaient partie de la chorale paroissiale nous nous étions réunis joyeusement le samedi d'avant était totalement détruite. Le pauvre Claude ne tenait plus debout et je dus l'empêcher de regarder les corps des siens que recouvrait un drap. Il s'appuyait sur moi comme si j'avais été plus fort que lui, et je pleurai avec lui moi qui l'aime bien. Son père, protestant, était un fort honnête homme.

On avait creusé des fosses à la Base même, à quelque distance de l'infirmerie, mais les familles s'opposaient à l'ensevelissement des corps sans cercueil. C'était déraisonnable mais c'était ainsi. Or il n'y avait pas de cercueils en nombre suffisant, et on ne parvenait pas à les faire changer de manière de voir. Je vis mettre des corps dans des caisses ou des armoires ! Un officier de la Base vint m'inviter au nom du Pacha (le Commandant de la Base ) à venir faire entendre raison aux gens, et je dus discuter ferme, à la limite de l'impatience avec plusieurs personnes scandalisées de me voir préférer les vivants aux morts et leur déclarant que, dans un cas semblable, l'Eglise autorisait la crémation des cadavres. Je dus passer pour franc-maçon aux yeux de quelques-uns! Comme si ces " choses " que sont des cadavres, si dignes de respect qu'elles soient, et qui en l'espèce pouvaient se trouver en affreux état, représentaient réellement les êtres que nous pleurions. Je me souvins de l'Écriture : Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort ! Mais je ne le dis point. Qui donc nous donnera une foi éclairée ? Naturellement les plus acharnés, non pratiquants, prétendaient le donner une leçon de foi chrétienne et catholique! Le soir, le Père marie-albert, franciscain, venu de Marrakech donna une absoute sur la grande fosse ( 5 000 morts ) car il ne pouvait être question d'une absoute pour chaque victime.

Nous couchâmes dans la cour de l'église, près des ruines de la maison de Dieu, sous les étoiles. Le ciel était magnifique, mais la nuit très fraîche. Les sœurs et leur Mère Générale étaient là avec nous, et la bonne humeur, oui la bonne humeur régnait, et il le fallait. Nous ne pouvions, si nous voulions travailler, entretenir le souvenir des horreurs contemplées pendant la journée: autrement nous aurions perdu cœur. Les travaux continuaient dans la ville, mais désormais avec des moyens plus puissants, enfin arrivés. C'était tout de même encore peu de chose, mais ce qui était grand, c'était le dévouement des sauveteurs. Notre brave abbé Edmond Labruyère ne faisait parmi nous que de rares et brèves apparitions et il se reposait à peine. Je crois qu'il aura fait le maximum, et même un peu plus l'excellent homme, mais il ne s'exprima pas sur ce qu'il avait fait. Extraordinairement excité, il ne tenait plus en place car ce qu'il vivait était infiniment plus terrible, je crois, que ce que nous avons vécu, nous tous , en ville nouvelle. Ici au moins, les gens ne s'entre pillaient pas les uns les autres.

Dans la nuit retentissaient les cris des chacals : ces immondes animaux descendaient vers la ville. Certes, ils descendent toutes les nuits, et bien des fois je les avais vu remonter vers la pampa, lorsque, vers 5 h 45, je me dirigeais vers l'église, le matin. Comment ne pas penser, cette fois, aux cadavres auxquels ils risquaient de s'en prendre ? En fait il ne se passa jamais rien, car la présence des hommes qui travaillaient en ville suffit à écarter les meutes.

Nous étions mardi-gras, jour de réjouissance...

Mercredi 2 mars 1960

La journée s'est passée tout entière en va-et-vient à travers la ville.

Les soldats continuent à s'employer énergiquement pour sauver les éventuels survivants. Ils disposent maintenant de matériel ; les Travaux Publics ont fait diriger sur Agadir tout le matériel disponible, et je rencontre monsieur Goguet, ingénieur venu de Mazagran avec tout son personnel. Il a fallu du temps car la route, unique est difficile, et nous le savons bien. Les 75 km de virages, le toboggan, comme nous l'appelons, longeant la mer, ne sont pas de tout repos pour les automobiles, à plus forte raison pour les mastodontes qui doivent venir à notre secours. Joie de revoir cet excellent homme, si peu de temps que nous ayons pour bavarder. Il avait été peu auparavant notre paroissien. On m'assure qu'on sauve toujours du monde, mais où ? C'est sur la ruine monumentale de l'hôtel Saada ( le Bonheur) que travaillent nos marins. Les étages se sont empilés les uns sur les autres, et, comment ne pas penser à ces gens qui ont été écrasés entre ces surfaces de ciment ? Ces pitoyables restes sont appelés maintenant la pâte feuilletée. Il faut classer toutes ces personnes comme des documents sur des plaques de carton. Monsieur Jeudi, consul de France a perdu là son petit Philippe. Monsieur Jeudi et sa femme ne doivent leur salut qu'à leur absence: ils étaient allés dîner en ville chez des amis.

Moi je suis inquiet pour Alain Jeantet, un de mes C.P. scout. Il n'est pas venu me voir, parmi ces gens jeunes et moins jeunes qui se sont succédé à Sainte Croix, pour prendre de mes nouvelles. Je redoute le pire et ce sera le pire que je trouverai. Je vais avec Christian Quérer, un autre CP son grand ami, du côté de l'immeuble O.C.H. et lorsque je vois ce qu'il en reste, il m'est aisé de deviner la suite. A moins d'un miracle, bien sûr, mais le Seigneur ne l'a pas fait pour ce jeune homme de seize ans, ce miracle que mon affection souhaitait. J'arrivai en effet juste au moment où l'on dégageait son corps de l'incroyable amas de débris qui s'appelait autrefois, un autrefois bien récent, un des plus beaux immeubles de la ville. On me désigna sans un mot une masse informe sous une couverture rouge. Le corps était là. Monsieur Strozza qui me conduisait avait perdu là son fils de douze ans et sa belle-mère sous les ruines. Il travaillait comme un fou, peut-on dire, à sauver tous ceux qu'il pouvait.

Sous le regard des gens bouleversés et recueillis rangés à distance respectueuse (c'est le mot ) je découvris le bon visage rond et ouvert que j'avais bien connu. Je l'embrassai, à genoux par terre sans rien dire qui pût être entendu des gens. Pourtant, je lui parlai à ce grand garçon de seize ans, si généreux, si étonnamment scout au meilleur sens du mot, ce CP si loyal qui avait encore servi ma messe le dimanche matin encore. Ce Jésus qu'il cherchait dans la lecture quotidienne de l'évangile, avec une belle fidélité, voilà qu'il Le connaît, maintenant, j'en suis sûr. Il aimait beaucoup son aumônier, à ce que m'ont dit ses parents bien souvent. Il sait maintenant que son Jésus est bien autrement digne d'amour. Quelle grâce pour lui et quel déchirement pour nous ses amis - il était très aimé de ses camarades qu'il laisse. Son père est mort aussi. Il est là tout près, sous une autre couverture. Il paraît que la maman est sauvée mais blessée sérieusement. Son désespoir quand elle saura, la pauvre femme ! Son fils unique était tout pour elle et son amour pour lui était presque excessif. Le garçon me le disait à l'occasion. Je devais apprendre par la suite qu'une fois guérie elle disait que son fils valait mieux qu'eux, elle et son mari. Ce dernier était athée et assez violent à ce qu'on m'avait dit. Et cette pauvre femme attribuait les qualités de son fils au scoutisme et - elle me l'a dit - à son aumônier! A la grâce surtout, je dis, moi à laquelle cet enfant fut fidèle après une année d'abandon à la suite de sa profession de foi. Plus bas sous les décombres on retrouva un autre scout James Marmain ainsi que sa mère.

Nous sommes le mercredi des Cendres!

Je n'y ai pas pensé du tout, mais n'est-ce pas la ville entière qui nous crie que nous sommes poussière. A une personne qui me demandait si on allait imposer les cendres, je répondis un peu agacé: " Pourquoi ? C'est le Seigneur même qui vient de nous les donner sous forme de parpaings ". La bonne dame me regarda un peu étonnée et sans doute un peu scandalisée. Et pourtant ! C'est là même qui à sept heures moins le quart se trouva devant l'église pour sa messe du matin. Ce jour-là comme les autres. Etonnée que le Père Berthier, habituellement si ponctuel, ne soit pas venu ouvrir l'église. Ouverte, l'église, elle l'était, et comment! Pour cette femme polonaise, madame Wiellezynska, on aurait dit que rien n'avait changé. Sans doute supposait-elle à l'église matérielle la même solidité qu'à l'Eglise spirituelle. Faute de messe, elle s'agenouilla dans l'église et pria longuement. C'était beau ! Fidélité un peu irritante et pourtant si belle. Je priai avec elle.

J'allai à Yachech, pour l'enterrement de la petite Barone, petite fille de Joseph Le Mene, le menuisier, le chanteur de ma chorale. Un embouteillage incroyable sur la route du cimetière, à la hauteur de ce qui fut le village. Désespérant de pousser la voiture plus loin, nous sortîmes le petit cercueil de l'auto et entreprîmes d ë le porter nous-mêmes dans nos bras jusqu'au cimetière voisin. Un policier nous obligea à le remettre dans la voiture. Nous continuâmes à pied, précédant la voiture et lui faisant place de notre mieux en silence. Yachech n'est plus qu'un amas, non de ruines mais de terre, une sorte de tumulus sous lequel repose, si l'on peut dire, la population presque entière, 6 000 habitants. Impossible désormais de distinguer des rues et des maisons, au Moyen-Orient on parlerait d'un tell. Subsistent quelques rares pans de pisé : les constructions ne valaient rien dans ce vaste douar qu’était ce quartier dominant le cimetière européen. Dans cette masse de poussière les militaires des Forces Armées Royales piochent à la recherche des corps ; on ne s'attend plus à trouver des survivants dans ces conditions. Mektoub ! C'était écrit. La plupart portent une espèce de masque pour, supporter l'odeur des cadavres, mais surtout pour pouvoir respirer dans la poussière soulevée par les coups de pics.

Les camions chargés de cadavres se succèdent sans interruption ou bien ce sont des civières qu'on porte à bras. On les dépose, ces pauvres corps au bord de la route, à droite en allant vers le cimetière, plus ou moins recouverts de couvertures. On creuse des fosses plus ou moins profondes, d'ailleurs, mais en pays musulman, c'est sans importance. Et ce, avec la même énergie relative que celle qu'on met à chercher sur l'emplacement du quartier les victimes de la nuit tragique. J'ai vu ainsi rangés sur le bord du chemin, plusieurs centaines de cadavres devant lesquels on passait avec indifférence. Saturation d'horreur. Arrive un moment, je pense, où la capacité de sentir et de réagir est comme anéantie parce que dépassée.

Le Père Labruyère devait me dire que le pillage à Talbordjt --quartier marocain, espagnol, juif et portugais-- avait été épouvantable. Certes, en nos pays d'Europe, en pareilles circonstances il y aurait eu du pillage, mais pas sur une telle échelle. On prétend, faut-il le croire ? Qu’on a arrêté des caravanes de chameaux et des convois de camions qui venaient du sud pour se servir. L'autorité marocaine aurait sévi avec la dernière rigueur contre les pillards. On dit (mais que ne dit-on pas ?) Que le prince Moulay Hassan aurait abattu de sa main des voleurs surpris en flagrant délit. Pour faire des exemples ? Mais il me semble que l'histoire sent la propagande Pour d'autres, ce serait le colonel Driss, connu d'ailleurs comme partisan des mesures énergiques qui aurait ainsi fait justice. Il est certain en tout cas que des colons de Souss, venu avec leur personnel pour aider au déblaiement ont dû retirer leurs ouvriers que des groupes marocains venus pour voler empêchaient de travailler utilement. C'est à Gabriel Fourny ( de Hortival, aux Oulad-Teima ) que la chose est arrivée et c'est lui qui me l'a racontée. Combien de fois en zone européenne n’ai-je pas vu de groupes de jeunes Marocains, assis sur le bord de la route, regardant travailler nos marins, ceux de la base et ceux de l'escadre, sans leur donner le moindre coup de main. Révoltant ! Des photos furent prises qui illustraient magnifiquement la chose, j'en possède quelques-unes. Est-ce pour interdire que la chose fût connue qu'il fut très vite interdit de prendre des photos ? Sans doute. Il était entendu en effet et on devait dire que seuls le courage et le dévouement des sujets de Mohammed V, avec le génie du petit prince comme nous disions ironiquement de Moulay Hassan qui s'agitait un peu partout avaient tout fait. Il ne faut pas que l'on puisse voir un seul col bleu et pompon rouge sur les ruines. Et pourtant c'est par centaines et pas seulement dans la ville nouvelle, surtout européenne, mais à Talbordjt (marocaine à 90% ) qu'ils ont donné " à plein ". Ils savent l'attitude du gouvernement marocain, ils le méprisent, le disent et travaillent. Belle propagande auprès de ces garçons qui se promenaient (je parle de ceux de l'escadre ) près des Iles Baléares qui ont accepté que leur promenade soit interrompue. Pour aller sauver les gens Ceux-là, au moins, pourront dire et sauront que s'il existe des salauds, comme on dit en littérature, ils ne sont pas tous du côté des " colonialistes ", ou alors il faudra définir le mot " colonialiste ". Quoi qu'il en soit de cette philosophie de l'histoire en devenir, on voyait passer, pelle sur l'épaule, nos cols bleus de l'escadre, presque silencieux, par groupes de plusieurs

Centaines. Ils se répandaient dans les quartiers qui leur avaient été désignés, suivant une organisation très au point. Les chefs, jeunes généralement, ne connaissaient évidemment pas la ville, et voyant des soutanes venaient à nous spontanément pour être renseignés.

De la cour de l'école où nous allions, cette nuit encore, chercher sommeil et repos, on voit très bien, dans l'admirable rade, les feux des navires de l'escadre. C'est beau et rassurant. Nous allions nous mettre au lit (le mien étant près de celui de la Supérieure !) , Après avoir mangé sommairement dans le noir ou presque, quand passa une voiture radio, annonçant que la ville devait être évacuée, sur l'ordre des autorités marocaines. Le prince Moulay Hassan, jouant au " Grand chef " et prenant en main, comme on dit, l'entreprise de sauvetage de la ville et des habitants, condamnait à mort ceux qui étaient encore sous les ruines. On parlait, d'épidémies, de peste, les grands mots quoi ! La voiture-radio ne disait naturellement rien de tout cela mais les commentaires de la foule allaient bon train. Il est absolument certain que du fait de cet ordre inattendu, prématuré à coup sûr, nombre de personnes sont mortes qu'on aurait pu sauver. Et ce n'était pas un ordre pour rire! Monsieur Guyomard, le jour suivant, travaillant sur les ruines pour dégager le docteur Aubenque (mort ) se vit menacé d'une mitraillette par un F.A. R. excité, et se prit de bec avec un officier des mêmes forces. La chose alla jusqu'au colonel Driss. Louis était fou de rage.

Un bon moment nous hésitâmes à partir et finalement nous restâmes, une nuit encore près de notre église morte et que je n'avais encore jamais regardée avec tant d'affection. Aucune odeur quoi qu'aient dit les journaux français, mais il faut ajouter que de l'endroit où nous campions la possible corruption ne pouvait nous atteindre. Il reste que les journalistes ont fait de la littérature, celle qui fait vendre leurs papiers. Il y a un romantisme de l'horreur qui plait au lecteur éloigne des catastrophes qu'on lui décrit complaisamment. La silhouette de la casbah, dans le lointain, nous avions de la peine à la reconnaître dans le clair de lune. C'est que la dite silhouette a beaucoup changé. Les remparts sont par terre et le minaret de la mosquée s'est écroulé. Tous les habitants, un petit millier, sont morts là-dessous tous.

Jeudi 3 mars 1960

Je passe toute la journée dans les ruines sans me soucier des ordres royaux. Les zouaves ont dégagé le corps de Claudine dans l'immeuble de mon local scout, cette jeune juive baptisée dont j'ai parlé plus haut. Ils m'avaient demandé de venir puisque je pouvais leur indiquer l'endroit précis où elle devait se trouver, d'après l'état du bâtiment. Leurs recherches aboutirent vite au corps de la jeune fille, gisant dans l'attitude du sommeil. Elle ne paraissait pas avoir souffert. Pauvre enfant.

Nous dormîmes à Inezgane, Michel et moi, laissant la porte grande ouverte On ne sait jamais

Vendredi 4 mars 1960

 

Cela faisait de la peine de marcher sur des affaires utiles et en bon état, mais nous ne pouvions tout prendre et ne savions quand nous pourrions revenir. Nous étions déjà assez peu en règle puisque seuls pouvaient pénétrer dans la ville les soldats et les membres de la Croix Rouge. La solution était de mettre une croix rouge sur la voiture et de s'habiller en soldat comme Michel le fit ainsi qu'Abdallâh qui l'accompagnait partout. Les zouaves leur avaient prêté des vêtements, d'ailleurs minables, mais en allant vite cela pouvait passer, et cela passa. Les Marocains heureusement n'y regardaient pas de trop près. Ils ne me regardaient même pas moi-même qui, en soutane kaki étais assis sur la moto que Michel conduisait avec brio.

Le soir de ce jour c'est chez Mengoual, à quelques kilomètres du presbytère d'Inezgane que nous allâmes chercher refuge, Michel et moi. Les Gauthier s'y trouvaient et la maison était un vrai caravansérail : nos ôtes ouvraient largement leur maison et plus largement encore leur cœur. De vrais chrétiens et qui se montraient tels. Avec le docteur, son fils et sa belle-fille et leurs enfants. Quelle joie et quelles embrassades ! On embrasse beaucoup chez les Gauthier et ces jours-ci on embrasse beaucoup dans toute la ville, qu'on se connaisse ou pas.

Il était 21 h 30 lorsqu’une nouvelle secousse nous jeta tous dehors, pendant le repas. Oh ! Ce fut vite fait! Une fois dehors il ne nous restait plus qu'à rire, et nous n'y manquâmes pas. Mais la belle-fille du docteur était bouleversée; Elle ne voulait plus rentrer dans la maison ni se séparer de son enfant. Elle alla donc sous la grande tente, et nous passâmes là des heures à parler, et finalement - sauf elle - à rire au milieu de l'excitation générale. Notre dortoir à Michel et à moi était un camion sur lequel on avait mis deux excellents matelas avec une quantité de couvertures. Nous avons passé là une bonne et courte nuit, à parler tous les deux, les yeux fixés vers le ciel plein d'étoiles, bien plus qu'à dormir. Au-dessus de nous le bruit des avions qui arrivaient et repartaient: le pont aérien continuait sa mission de salut…

Rédigé en mars 1960 par André Berthier, prêtre.

André Berthier

André Berthier à l'âge de 80 ans