Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Régine Riboh

Discours énoncé lors de la soirée d'étude (4/3/2002) en souvenir des disparus du tremblement de terre d'Agadir

Université de Ben Gourion dans le Negev, Beer Sheva, Israël

" Tout est prévu mais l'homme jouit du libre arbitre "

Aujourd'hui, alors que le souvenir nous rassemble ainsi que l'épreuve nous a uni, je voudrais commémorer et bénir la mémoire de nos chers disparus du tremblement de terre d'Agadir. Dans la nuit du vingt neuf février, Rosh Hodesh Adar (le premier jour du mois Adar), le troisième jour du Ramadan et la veille du Mardis gras, à 23h 40"14', la terre a tremblé au degré de 6,7 sur l'échelle de Richter. Douze secondes ont suffi pour effacer une ville entière et anéantir ses habitants. Douze à quinze mille personnes y ont perdu la vie. La plupart d'entre eux furent engloutis vivants. Vingt mille autres se retrouvèrent sans toit. La communauté juive qui comptait à peu près deux mille trois cents membres perdit mille cinq cents de ses fils.
Je suis née le premier août de l'année 1949 à Agadir, ville ensoleillée et lumineuse, ville estivale au sud Ouest du Maroc, qui s'étendait le long de l'océan atlantique. Le tampon de la poste témoignait : " 365 jours de soleil par an ". Le moindre nuage, aussi léger soit-il, n'embruma notre enfance protégée de tout mal. La côte de sable fin et transparent de la plage toute proche apparaissait à ma fenêtre. L'air pur, le mimosas fleuri, le calme et la tranquillité agrémentaient la vie et la teintèrent d'un sentiment de liberté permanente. Tous les jours nous descendions à la plage et plus d'une fois nous courions de retour pieds nus à la maison. Les membres de ma famille - mon père, ma mère, mes deux sœurs et mon petit frère - composaient tout mon univers. A l'âge de trois ans ma mère m'apprit à lire et à écrire, et à six ans M. Bensoussan, le directeur de l'Alliance Israélite m'accepta au cours élémentaire 1. Ainsi, à l'âge de dix ans je faisais partie de la classe de sixième du Lycée Youssef ben Tachfin.
Lundi 23 février 1960 à 12h15 la terre trembla quelques secondes. Certains ressentirent une secousse étrange, les autres ignorèrent l'événement. Une semaine plus tard, lundi 29, à 11h 45, encore une fois la terre bégaya, et de nouveau les opinions furent partagées. On raconta que certaines choses avaient bougé. Une table à thé s'était déplacée. Quelques fissures se firent remarquer au plafond. Je me rappelle que mon père, rentré de la banque qu'il dirigeait, raconta qu'il avait ressenti quelque chose de bizarre. Ce même jour il n'y avait pas classe. Les examens d'entrée des nouveaux inscrits en furent la cause. Comme de coutume, nous passâmes la journée à la plage. Ce fut un très beau jour d'été, à la fin du mois de février.
La nuit je me réveilla en sursaut dans un étrange tumulte de bruits étouffés et dans un sentiment de secouement. Aux alentours le noir de la nuit, et la voix de mon père qui appelait chacun des membres de notre famille. Les appels étaient saccadés, et tout de suite je compris que quelque chose de terrible s'était passé. Emprisonnée dans les décombres, je ne pouvais rien voir, mais je réussis tout doucement à bouger mes pieds et mes mains. Je jugeai que si jamais je bougeai, je risquai d'empirer ma situation. Mes longs cheveux étaient coincés et je ne pus tourner mon visage. Je me souviens d'une sensation de soif intense. Je répondis à mon père qui continuait à nous appeler, et je lui demandais de m'apporter de l'eau. Sa voix apaisante résonne encore dans mes oreilles. Bientôt il viendra m'abreuver. J'entendis ma mère, ma grande sœur et mon petit frère répondre quelque chose mais je ne perçus pas la voix de mon autre sœur. Encore une fois ces bruits étouffés et cette sensation de balancement !
L'éternité de vingt minutes s'acheva lorsqu'enfin je réussis, grâce à mes petites dimensions et ma malice de l'instant à me faufiler parmi les débris. A ma grande surprise, des gens, que je devinais dans le noir, m'interpellèrent et me poussaient à sauter. Rétrospectivement je pense avoir compris cette nuit là que je naquis dans un monde brisé.
J'étais la première des rescapés de ma famille. Léa, ma sœur aînée, et Moshe, mon petit frère, qui fut sorti des décombres enveloppé dans un tapis, me rejoignirent plus tard. Des soldats français nous menèrent à la base militaire, et tout le chemin j'aperçus à la lumière des phares des bâtiments cassés méconnaissables, des fissures parfois très larges sur la route. Je ne reconnaissais pas cette ville fantôme. Je compris que la terre avait ouvert largement sa bouche. C'était comme si j'avais jeté un coup d'œil dans le néant.
A la base militaire, transformé en hôpital provisoire, des centaines de blessés de tous degrés étaient couchés sur des lits de camps. Certains gémissaient, d'autres ne pouvaient même pas s'exprimer. J'avais l'impression que tout ce monde souffrait pèle mêle et qu'il était essentiel de mettre de l'ordre dans ce cauchemar. Je me souviens avoir tourné dans ce camp espérant rencontrer quelqu'un de connu : un voisin ou un ami de classe ou un copain de la rue. Étrangement je m'arrêtais à côté d'un brancard dans lequel gisait une pauvre fille. Elle était toute tordue et de sa bouche muette un filet de bave n'arrêtait de couler. Je ne reconnus pas ma pauvre sœur. Elle s'appelait Monique.
Le lendemain, mardi, nous fûmes transportés à Casablanca par avion. La plupart des blessés étaient allongés sur des brancards et le peu de sièges était occupé par des secouristes. A la descente de l'avion, des soldats nous transportèrent dans leurs bras jusqu'aux locaux se l'hôpital et essayaient de nous poser des questions à propos notre nom, celui de nos parents, notre âge, notre adresse. Des journalistes prenaient des photos.
Mon petit frère, de deux ans plus jeune que moi, était blessé au bras gauche qu'une gangrène démangeait et sa tête bandée avait pris la forme d'une pastèque. Il eut besoin de longs soins intensifs d'un médecin français dont le nom m'est étranger et grâce à Dieu il fut sauvé. Que tous les médecins, les infirmiers, les soldats venus à notre secours trouvent un profond merci dans mon témoignage ! Quant à moi, j'étais relativement à peine blessée : une bosse au nez, une dent cassée et quelques égratignures. Nous nous sommes retrouvés, mon frère et moi, dans deux lits côte à côte dans le coin gauche d'une salle du service enfants et maternité. Depuis nous ne nous quittons pas (malgré que mon frère habite Los Angeles et moi Jérusalem). J'appris que ma sœur aînée se trouvait à l'étage inférieur et que son état n'était pas alarmant. Lorsque le lendemain, mercredi, je descendis la voir que ne fut grand mon étonnement en apercevant autour de son lit un tas de gens de moi inconnus qui pleuraient se lamentant. Je compris instinctivement que ma pauvre sœur Monique n'était plus. Que Dieu ait son âme !
Nous fûmes hospitalisés jusqu'au vendredi de cette même semaine. Plusieurs personnes nous rendirent visite. Nous reçûmes de petits cadeaux sensés d'apaiser notre douleur muette. Je me souviens d'un pasteur au visage doux et avenant. Nous croyant chrétiens il m'offrit un livre superbe que je garde et qui me suit dans toutes les péripéties de ma vie " La vie de Jeanne d'Arc ". L'image de cette sainte héroïne surgit dès l'ouverture des premières pages et son blanc visage fier et rayonnant est d'un réconfort sans égal. Une inconditionnelle de la foi ! Le pasteur nous expliqua calmement que nos parents étaient hospitalisés dans un autre hôpital, qu'il leur avait rendu visite et qu'il était prêt à leur porter nos messages. Je me souviens même avoir reçu une réponse à ma lettre expédiée en hâte. Nous reçûmes aussi la visite d'un monsieur fort bien habillé et de sa femme. Je ne le connaissais que de nom. Mon père nous parlait souvent de son grand-oncle, homme riche qui habitait Fés, Samuel Riboh. Il avait l'air inquiet et je compris très vite qu'il avait l'intention de nous prendre sous sa responsabilité. Il nous promit de nous amener voir nos parents avant de nous prendre chez lui. En effet, ce vendredi matin nous quittions l'hôpital, vêtus de robes de chambre et nous montions dans la voiture de notre oncle. Il y avait, à part ma grande sœur, mon frère et moi, une tante arrivée de Mogador. C'était ma tante Fiby que nous aimions et qui nous recevait tous les étés chez elle. Dehors tant de bousculades. Les gens se pressaient, les voitures hurlaient et tant de bâtiments debout ! Enfin nous allions retrouver papa et maman. Mais la voiture de mon oncle dévia et se dirigea vers la sortie de la ville. Ma tante s'écria " Tu nous as promis d'aller à l'hôpital ! ". Alors mon oncle lui répondit " Que veux-tu que je dise à Jacob ? Que sa fille est décédée ! ". C'est ainsi que nous quittâmes Casablanca en direction de Fés. Un long voyage fatiguant et éprouvant ! La mauvaise nouvelle du décés de papa nous atteint dès notre arrivée à la belle villa de notre oncle, à l'heure où rentrait le shabbat.

En août 1962 nous sommes montés en Israël et depuis 1975 j'ai planté ma tente à Jérusalem, ville éternelle. Trois de mes quatre enfants y sont nés. Mon dernier porte le nom de mon feu père, que Dieu ait son âme, et se nomme Yaacov-Shirel. Yaacov est le nom de mon père et le nom de notre père collectif, dont le nom fut changé par l'ange de Dieu et devint Israël. Du Rav Kook, dans son texte intitulé " La chanson carrée " (Orot Hakodesh, Lumières de la sainteté) j'appris que la vie de chaque homme, créature de Dieu est un chant à plusieurs dimensions. Le chant simple est celui de son âme ; en elle il trouve entière satisfaction... Parfois, émergeant du cercle restreint de son âme particulière, il aspire à d'autres hauteurs et s'unit d'amour à la collectivité d'Israël. Avec elle il pleure ses malheurs, chante ses louanges et aspire à un meilleur avenir. C'est le chant double… Parfois son âme s'étend jusqu'aux confins de l'humanité ; il consacre sa vie à un idéal humain et chante le chant triple, le chant de l'Homme… Le chant carré est celui du monde auquel il unit son destin… Mais lorsque toutes les voix sont à l'unisson et qu'elles montent en lui en chœur avec allégresse et sainteté donnant vie et espoir, il chante la chanson de Dieu, la chanson d'Israël, chant simple, chant double, chant triple, chant carré, cantique des cantiques du roi Salomon, du roi de la paix. En hébreu les mots Israël et Shirel qui veut dire chant de Dieu n'ont comme seule différence l'intercalation des deux premières lettres.

Et encore je demande à faire la relation évidente entre l'expérience fondamentale de mon enfance et celle académique de ces quinze dernières années pendant lesquelles je me suis penchée avec acharnement sur l'œuvre d'un écrivain hiérosolomytain, David Shahar, prix Médicis de 1983. Ce dernier, dont l'œuvre principale porte le nom évocateur "Le Palais des vases brisés " fut influencé, très tôt dans sa carrière, par la pensée de Rabbi Yitshak Louria, Haari Hakadoch né lui aussi à Jérusalem (1534-1572). Louria, précurseur de la kabbale, mystique juive, ainsi que Shahar s'occupent de notre monde cassé, un monde où rien n'est à sa place, même pas notre âme. L'image de la femme selon la vision lourianique dans l'œuvre de David Shahar ainsi que les paramètres féminins du " Tikkun Olam " soit de la restauration de l'ordre dans ce monde défait retinrent mon attention. Mes recherches menèrent à une thèse de doctorat dans laquelle j'exprime mes idées quant à la solitude féminine que je considère comme une réplique du " Tsimtsum " divin et qui fertilise la femme dans son intériorité et dans son imagination. Les aspects paradoxaux du personnage féminin reflètent la brisure des vases, plus exactement la dynamique controversable qui l'accompagnent. Le " Tikkun " est l'effort individuel, un acte de réparation du monde. Selon Louria, le " Tikkun " qui est le chemin aboutissant à la fin des temps est aussi celui qui mène à Bereshit, au commencement de tout. La doctrine de la " Geoula " soit de la délivrance est le retour de toute chose à son origine divine. Tout acte humain, spécialement l'acte religieux, la prière et l'intention par exemple, influence sur le processus du " Tikkun ". En un certain sens nous sommes les seuls responsables de notre destin. Cet effort de Sisyphe ne peut être produit que par l'homme ; en ce sens il remplit une mission bien au-delà de sa vie privée. Donc " Tout est prévu, mais l'homme jouit du libre arbitre " !
Je prie le ciel de nous accorder les qualités de cœur et la sagesse de l'esprit afin que nous puissions déceler dans ce monde défait le chemin du " Tikkun ".

Dr Orna BAZIZ (Régine RIBOH) Mars 2002
Rehov Elkahi 32\3
Jérusalem 93807
Israël

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