Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Jean-Louis Taffarelli

J'étais en 1960 élève pilote à la 57S (escadrille de formation à la chasse) à la base de Khouribga. Nous étions envoyés en stage pour une formation au GCA à la BAN Agadir qui avait le matériel nécessaire et les contrôleurs compétents. Nous sommes arrivés à Agadir le vendredi 26 je crois, juste à temps pour passer un weekend dans cette ville qui était gaie et accueillante.

Étant en quelque sorte des "invités", étrangers à la base, nous avons été logés dans un petit bâtiment sans étage, un peu à l'écart. Nos lits étaient superposés deux par deux. Quand la terre a tremblé je dormais sur un lit au-dessus d'un camarade. Des morceaux du plafond me sont tombés dessus et je me suis protégé le visage avec les bras. Le temps m'apparut très long. Quand tout s'est arrêté nous avons mis un instant à comprendre ce qui s'était passé. Une armoire métallique avait traversé la pièce. Et nous nous sommes tous rendormis ! Ce n'est que le matin que quelqu'un, se rappelant notre présence dans ce bâtiment isolé, est venu nous dire : "la ville est détruite !" Le commandant de la base, se sentant sans doute responsable de nous, nous a interdit de participer aux opérations de sauvetage en ville et ordonné de poursuivre notre entraînement, je ne dirais pas comme si de rien n'était mais cela revenait au même.

Je n'ai donc que des souvenirs épars, parfois simplement des images. Roulant derrière un camion à plateau je voyais une masse noirâtre sauter à chaque cahot. Il m'a fallu un peu de temps pour réaliser que c'était un cadavre. À la "morgue" de la base je suis seul, fabriquant tant bien que mal un cercueil pour un ami. Tout autour de moi des cadavres alignés, peut-être une centaine, peut-être plus. Je vois encore le pied nu d'une femme dépassant d'une couverture rose. L'odeur est déjà là. Et celle qui plane sur la ville vient jusqu'à nous, à plusieurs kilomètres. Les parkings couverts d'avions venus du monde entier. Beaucoup d'Américains déversant des quantités énormes de médicaments et de nourriture. Il y en a tant que nous-mêmes recevons des rations militaires. À genoux sur le plancher d'un Junker 52 pendant le décollage, tentant de ne pas renverser une calebasse de lait destinée à un bébé marocain. Le petit a eu une partie du visage écrasée ; son père stoïque le soutient. Survolant la ville dans un bimoteur Beechcraft SNB5, le modèle qui sert à l'entraînement, je revois le quartier au sommet de la colline. Seule la muraille d'enceinte est restée debout. Tout l'intérieur est laminé. On ne distingue plus ni rues, ni maisons. On nous dit que pratiquement tous les habitants ont été tués.

Et puis un souvenir qui m'émeut encore aujourd'hui après si longtemps. Quand la ville était encore debout, le dimanche, je me promène en compagnie d'un ami, Jean-Louis Lacroix, pilote à la BAN Agadir. Nous rencontrons un autre pilote, le second-maître Marnet (j'oublie son prénom, nous l'appelions toujours par son nom). Il lit dans l'édition de poche le Marie Stuart de Stefan Zweig qu'il tient à la main. Sa jeune femme l'accompagne, qu'il nous présente. Elle enseigne le piano au conservatoire d'Agadir. Elle nous dit joyeusement que dans la semaine elle va donner son premier concert et nous invite à venir l'entendre. Bien entendu nous sommes ravis d'accepter. Moins de quarante-huit heures plus tard, elle et son mari sont tués par une poutre qui tombe sur leur lit… Je ne peux plus voir le livre de Zweig sans penser à eux. On nous a accordé une permission pour aller respirer loin de l'odeur de mort. Nous voulons nous offrir un bon déjeuner. Nous allons à Taroudant dans un hôtel installé dans les anciennes fortifications. Quand le directeur apprend que nous venons de la BAN Agadir il ne nous présente pas la note.

Si quelqu'un connaît Jean-Louis Lacroix dites-lui que je serais heureux de le retrouver.