Je m'appelle Albert Ohayon, à l'âge de 11 ans et demi
le séisme frappe ma petite ville. Mes parents tenaient un bain
maure, une petite synagogue et des appartements qu'ils louaient, tout
cela faisait partie de ma maison a Talborjt. Notre maison se trouvait
au numéro 17 rue Marrakchi au Talborjt, juste en face de la Kasbah
d'où on avait la vue de Founty et du port. J'étudiais
à l'Alliance Israélite d'Agadir. Mon père travaillait
à la SATAS ( société anonyme des transports automobiles
du Souss). Le récit que je vous envoie fait partie du livre
sur ma vie avant et après le tremblement de terre.
Soudainement, le 29 février 1960 vers minuit, la terre commence
à trembler. Je suis dans mon lit et je rêve que le jour
d'après je vais à la pêche. D'un coup j'aperçois
que les tapis qui étaient accrochés sur les murs me
tombent dessus et je vois des grosses pierres tomber dans ma direction,
puis un bruit de tonnerre qui ne s'arrête pas. La terre continue
a trembler et le grondement ne cesse pas. Je me demande si je rêve
encore, mais lorsque je rêvais je me préparais pour la
pêche, maintenant ce sont les murs de ma chambre qui tombent.
Le plafond est déjà parti parce que je commence à
voir de la poussière et plus tard les étoiles. Le ciel
d'Agadir était toujours bleu de journée et très
noir de nuit.
D'un seul coup tout s'arrête, pas un bruit, rien ne bouge. Je
me trouve coincé entre le tapis et les grosses pierres, je
n'arrive pas à bouger. Je sens que j'ai reçu des coups
sur le visage mais je ne les ai pas senti pendant le grondement. Peut-être
que je pensais que ce était qu'un rêve et dans les rêves
on ne sent pas la douleur. Par contre je sentais la grande peur de
me réveiller et de voir que je ne rêvais plus. Toujours
coincé, j'essaie de bouger mes mains, mes pieds, ma tête.
J'essaye de parler, mais je n'arrive pas. Il y a trop de poussière
et ma gorge est sèche.
Je commence à appeler mon père et ma mère, mais
c'est ma petite soeur Thérèse qui me répond.
Elle me dit qu'elle aussi est coincée et ne peut pas bouger.
Pendant longtemps on attend et finalement mes parents arrivent et
commencent à nous parler. Jusqu'à présent, je
n'avais aucune idée que ma petite ville venait d'être
entièrement détruite. Mes parents, je les entendais,
mais j'étais loin sous les décombres. Je leur dis que
j'avais des bougies pas loin de moi, mais que je ne pouvais pas bouger.
Ma mère commence à me dire que tout le monde est vivant
dans la maison, sauf Maurice, mon frère qui était allé
voir un film de Gozilla en Ville Nouvelle. Lui on ne sait pas se qui
lui est arrivé. Sylvia, elle, se lève de son lit sans
égratignure. Rosa était un peu coincée, mais
vite libérée. Jacques, lui était dans une chambre
d'où il a pu s'échapper sans dommages.
Finalement, mes parents avec l'aide de quelques voisins réussirent
à nous sortir des décombres. Il faisait encore nuit
et après le long silence qui suivait le tremblement, maintenant
c'était le grand chaos, les cris de gens qui souffraient sous
les immeubles effondrés, les feux qui brûlaient. Les
gens qui courraient dans la rue en cherchant les leurs. On s'était
réuni au bord du ravin en face de chez nous. On demandait à
tous les passants s'ils n'avaient pas vu notre frère Maurice.
Personne ne l'avait vu. Comme j'étais bien placé, je
ne reconnaissais plus la rue Marrakchi, notre maison qui avait 2 étages
ne ressemblait maintenant qu'à un tas de pierres, il n'y avait
plus ce grand portail à côté où il y avait
le Garage de Paris, plus loin à droite un immeuble de trois
étages où habitaient nos voisins les Tardis, rien ne
restait de l'immeuble. A gauche où habitaient les Liamani ,
rien ne restait.
Au fur et à mesure que le jour se levait, on commençait
à voir la dévastation de notre petit quartier du Talborjt,
rien ne tenait debout, tout était écroulé. Les
gens commençaient à retirer les survivants et les morts
commençaient à être mis dehors, des fois couverts
des fois sans rien du tout. Jusqu'à ce jour-là, je n'avais
encore jamais vu une personne morte. Je ne comprenais pas pourquoi
cela était arrivé et si on était les seuls sur
la terre entière où le tremblement avait fait ce ravage.
Je m'étais dit que peut être c'était la fin du
monde et qu'on n'était pas les seuls avec ce malheur. On avait
décidé d'aller voir si nos voisins et cousins étaient
encore en vie. Toute la famille de notre voisin Liamani était
morte, sauf le mari qui ne faisait que prononcer des mots coraniques,
"Achadou Lilah, Mohamed Rassou Lilah". Il pleurait comme un enfant.
Dans ces moments horribles, on ne peut rien faire.
Il y a juste quelques heures toute la ville dormait tranquillement
et d'un coup tout est bouleversé. Pour certain, c'était
la mort, pour d'autre un chemin très long à remonter.
Je me posais la question , pourquoi Agadir et pas une autre ville
dans un pays très lointain? Qu'est-ce qu'on avait fait pour
mériter ce sort? Je me souviens que des marins français
étaient venus retirer les gens des décombres, mais il
y avait tellement de gens a sauver qu'ils ne pouvaient pas tout faire.
Il fallait des grosses machines pour essayer de bouger ces tonnes
et tonnes de débris. Quelle catastrophe! Avec mes parents,
on continuait a essayer de retrouver la rue où mes cousins
habitaient.
La Grand-mère Freha, la petite cousine Thérèse
et ma tante Blida étaient mortes. Albert, le petit cousin qu'on
appelle Tito, avait reçu des pierres sur son crâne et
on le croyait mort. On l'a tout de suite envoyé a Casablanca
avec son frère Baba, qui avait reçu de graves blessures
sur ses reins. Baba a succombé, mais Albert a survécu.
Haim, leur frère, était au cinéma avec mon frère
Maurice et notre autre cousin Maurice Abitbol, on ne connaissait pas
encore leur sort Chez mes autres cousins, les Abitbol, une famille
de huit personnes, un seul a survécu: Maurice qui a eu la chance
d'aller au cinéma cette nuit-là... De mes copains, ils
sont tous morts à part quelques uns qui eux ont perdu leur
famille entière. La situation devenait intolérable,
plus le temps passait plus l'agonie montait. Les gens désespéraient.
Ceux qui étaient encore ensevelis n'avaient pas de chance de
s'en sortir vivants. Je passais devant le cinéma Rex de Talborjt
et là je reconnais un vendeur de bonbons avec pas loin son
étalage, avec des bonbons partout, il y avait même des
paquets intacts de cacahouètes trempées au sucre. Le
café Rex était fréquenté par les joueurs
de poker et comme c'était le mois du Ramadan, il y avait une
centaine de personnes ensevelies sous le bâtiment. Plus loin
dans la même rue, je passais devant un bijoutier et dans la
vitrine, il y avait encore des bijoux. Plus tard j'ai appris que des
voleurs étaient venus voler les gens. J'ai même entendu
que certains voleurs coupaient les doigts des gens pour leur enlever
leurs bijoux. Apparemment l'armée a commencé à
leur tirer dessus.
Dans tout ce chaos, on se met à marcher vers l'aéroport,
qui était l'endroit où les vivres devaient arriver et
comme c'était la plaine, il y avait moins de danger en cas
d'un autre tremblement. Car la terre continuera à trembler
de temps à autre, ce qui rendait la situation encore plus dangereuse.
Je me souviens qu'on portait un petit garçon enveloppé
dans un drap. Il était mort, et ses parents attendaient le
moment pour l'enterrer. Je dormais a quelques mètres de lui
et j'étais tenté de voir qui était ce pauvre
petit gars.
Soudainement, mon frère Maurice apparaît, il nous dit
:" j'ai pensé que vous étiez tous morts, après
avoir vu l'état de notre maison". On devait être la seule
famille qui n'avait pas perdu un seul des siens. Mais la perte de
tous nos cousins et nos amis nous avait beaucoup frappé. Le
jour après la catastrophe, il n'y avait rien a faire que de
rester ensemble et écouter ce que nos parents allaient faire
pour nous. Je ne me souviens même pas si il y avait à
manger. De toute façon, on oublie la faim, le froid, la chaleur,
et les blessures; on essaye de comprendre l'amplitude de ce qu'on
vit. Il n'y a vraiment rien à comprendre. On ne sait même
pas ce qui se passe autour de nous Une chose était certaine,
c'est qu'il y avait des avions qui atterrissaient et décollaient
pendant toute la semaine pour apporter de l'aide et des vivres, des
médicaments et rapatrier les blessés.
Je ne m'attendais pas à ce bouleversement de ma vie. C'est
une chose, si je faisais partie des morts, mais non, il va falloir
se refaire sa vie.
Personne ne savait encore combien de personnes étaient mortes.
Certains disaient 10.000, d'autres 15.000, mais en fin de compte personne
ne saura jamais. J'apprendrai plus tard que sur 800 jeunes juifs qui
étudiaient a notre Yeshivah (école hébraïque),
seulement une douzaine d'eux survivront, ils seront tous enterrés
dans une fosse commune dans le cimetière juif à Yahchach.
Tous les quartiers avaient été touchés, Talborjt
et Yachach étaient l'épicentre. La Kasbah, Founti et
Anza eux étaient rasés parce qu'ils étaient construits
sur les collines, tout avait dégringolé: maisons sur
maisons, on ne reconnaissait plus rien. La ville nouvelle était
touchée, mais comme les structures étaient mieux bâties,
il y eut moins de dégâts, sauf pour les immeubles de
plus de 3 étages. Il y a en avait un de 7 étages qui
était effondré comme si un géant était
assis sur le toit et l'aplatissait comme une galette de Pâques.
Plus loin, le quartier industriel n'avait pas eu beaucoup de dommages.
Plus on s'éloignait de l'épicentre, moins les dommages
étaient importants. Les écoles n'avaient pas eu de dégâts,
mais comme le tremblement s'est passé a minuit, tous les étudiants
étaient chez eux. Si cela était arrivé a midi,
il y aurait eu des milliers d'écoliers vivants.
Le roi du Maroc, Mohamed V et ses fils, D. les bénisse, sont
venus tout de suite voir ce séisme pour nous réconforter
et nous assurer que la ville serait reconstruite. Tout cela c'était
bien, mais pour l'instant, on ne savait que faire. Il fallait à
tout prix retrouver un sens à la nouvelle vie. Où aller?
Quoi faire? Et l'école? Les leçons d'hébreux?
Et Mohamed, notre employé, où est -il?
Personne ne s'attendait a cette calamité, donc personne n'avait
rien prévu. C'était une situation grave, et dans ma
petite tête, je ne voyais pas comment les choses allaient se
dérouler. Combien de temps va-t-il falloir pour se retrouver
dans un chez soi? Reconstruire toute une ville, combien de temps cela
va prendre, et combien de temps pour construire une école ?
Oui, on peut tout reconstruire mais mes cousins qui sont morts, comment
les revoir? Est-ce que on aura au moins une de leurs photos? Je ne
pensais pas à quoi tout cela aboutirait, des milliers de questions
passaient par ma tête. J'écoutais les grands parler,
j'essayais de voir le moment où on allait tous être regroupés,
pour enfin aller quelque part et faire semblant de se refaire une
vie. D'un côté, c'était une grande occasion pour
ne pas être à école, mais je savais au fond de
moi-même que ce sujet allait me passer par la tête. J'aurais
préfèré être en cours d'hébreux
à réciter mes cours tous les jours au lieu d'être
dans cette situation sans issue. Pendant très longtemps dans
ma vie je me poserai la même question : S'il n'y avait pas eu
de tremblement de terre à Agadir, quel aurait été
mon destin ? Et le destins de tant d'autres Gadiris? J'apprendrai
au fur et a mesure, qu'on ne choisit pas son destin, que c'est écrit,
et qu'il faut s'adapter à ce que nous réserve la vie.
Je serai toujours reconnaissant aux jeunes soldats marocains et aux
marins français qui ont tellement contribué à
aider tous les gens d'Agadir.
Albert Ohayon