Agadir: tremblement de terre du 29 février 1960

Le témoignage de Jean Bregent

AGADIR le 03/03/1960 à 08h00 du soir.

Bien chers Papa et Maman.

Eh! oui je suis en vie encore et bien en vie puisque je ne suis même pas blessé. Par conséquent tout va bien pour moi. Je ne réalise pas trop encore ce qui vient de se passer à Agadir mais je peux vous dire que c'est terrible. Jamais de ma vie je n'ai vu une chose pareille. Je vous raconte assez vite ce qui c'est passé. Vous avez dû le voir dans les journaux. Mais les journaux racontent beaucoup de mensonges quelquefois. J'espère que vous avez entendu mon message au poste, car je viens de recevoir à l'instant une lettre du supérieur de Vannes qui m'annonce qu'il a entendu mon message.

Je venais de me coucher depuis cinq minutes environ. Tout d'un coup à minuit moins vingt j'entends un bruit terrible semblable à un gros train qui serait passé auprès de la fenêtre. Le grand bâtiment où nous dormions remue pendant une dizaine de secondes. Le plâtre dégringole, les murs se fendent, plus de lumière. J'étais déjà le premier auprès de la fenêtre, paré à sauter. Nous étions 15 dans la "carrée". Beaucoup crièrent très fort. Tout le monde a compris. C'est le tremblement de terre. Au bout de quelques minutes tous les marins ont évacué le bâtiment. Le grand bâtiment où nous étions (et nous étions bien 150 dedans) est tout fendu. Personne ne veut plus se coucher. C'est alors qu'arrivent à l'entrée de la base les premières voitures des gens d'Agadir. C'est l'affreuse nouvelle. Tous les grands bâtiments sont tombés. La ville est en feu. Vite au secours.

Tous les officiers et les marins se rassemblent. Avec quelques camarades je donne un coup de main à charger des couvertures pour les blessés qui commencent à arriver. Je donne un coup main pour envelopper déjà un mort dans un drap. Je reviens à l'entrée de la base et là, avec 5 copains nous sautons dans une "JEEP" et nous fonçons à Agadir qui est quand même à 5km de la base. Dans toutes les rues que des maisons écroulées, des gens qui hurlent. Pas de lumière.

Tous les vivants fuient en criant. Notre chauffeur a reçu l'ordre de foncer au Talbordj : c'est le grand quartier arabe d' Agadir. Nous sommes les 5 premiers marins à attaquer ce quartier en feu et le plus dévasté de la ville d' Agadir. Il est 2h00 du matin. Un Arabe nous dit :"Par ici Monsieur, il y a plus de 30 morts sous la maison". Nous arrivons devant les bâtiments arabes. Tout est écroulé. Des cris s'élèvent des décombres. Malheureusement nous n'avons que des pioches et des barres de fer. Nous allons au plus vite dans les maisons effondrées où on entend encore des cris de vivants. Avec mon camarade du secrétariat nous entrons dans une maison complètement effondrée. Il fait nuit noire. Avec l'aide d'un vicaire d' Agadir nous arrivons au bout d'une heure à tirer deux enfants de 7 et 8 ans complètement écrasés sous les décombres. Par miracle ils sont encore vivants! Un copain me dit :"Jean vient par ici j'entends crier". Je fonce aussitôt dans les décombres. On entend une femme qui crie :"Au secours, sauvez-moi, mon mari et mes 4 enfants sont tous morts". C'est une Arabe car elle dit :"C'est Allah (Dieu) qui l'a voulu". Avec les mains, nous arrivons au bout de 3/4 d'heure à la dégager. Elle nous embrasse tous les 4 en disant :"Merci, vous m'avez sauvé la vie!". Ce n'est pas le moment de traîner.

Avec le vicaire d'Agadir nous fonçons dans les rues où toutes les maisons pont écroulées. Des cris s'élèvent de partout, on voudrait être de partout à la fois. Mais nous sommes toujours seuls. Les Arabes crient bien mais ne font pas grand chose. Avec les lumières des phares de l'auto du Vicaire on réussit à s'éclairer un peu, mais il faut faire attention car les murs menacent de s'écrouler. Une femme juive me prend par le bras: "j'ai ma mère, là en dessous et mes 5 enfants!". J'appelle: des voix nous répondent. On commence à déblayer à trois, mais on se heurte à des barreaux de fer. Au bout d'une heure on est obligé de renoncer.

On fonce aussitôt vers les gens qui hurlent. C'est une jeune fille qui est blessée gravement. Elle a tout le bassin fracturé. Nous arrivons à la mettre sur une vieille porte qu'on a réussi à dégager. Je tire, ma vareuse et mon jersey et les mets sous elle. Mes camarades font pareil. Malheureusement pas de voiture. Je cours dans toutes les rues pour trouver une voiture mais presque toutes les autos sont écrasées sous les décombres. Enfin on réussit à stopper une voiture de la police marocaine. On réussit à l'embarquer et direction la base.

L'infirmerie de la base est déjà comble. Obligé de mettre les blessés dehors. Nos "carrées" sont envahies par les réfugiés. Tout le monde, et, surtout les Français, se réfugient à la base qui est à peu près intacte encore. On a besoin d'un chalumeau mais il n'y a plus de matériel à la base. On remonte avec les Marocains en ville. Il fait jour maintenant, c'est la tristesse partout, les grands hôtels sont parterre. L'hôtel Saada est parterre. Il y avait 100 personnes dedans. L'hôtel Gautier, même chose... Il n'y a pratiquement que des marins à piocher sur les décombres. On remonte au quartier où nous étions tout à l'heure. J'ai le temps encore de prendre une petite fille juive toute en sang et de la transporter à l'ambulance qui passait là. Elle criait de douleur, mais je n'ai pas eu le temps de sortir sa mère.

Le commandant nous demande d'urgence à la base. On voit déjà les gens qui commencent le pillage, à voler tout ce qui est resté dans les boutiques. On réussit encore à sauver une jeune fille en coupant les morceaux de ferraille au chalumeau. En rentrant à la base j'ai le temps de vous envoyer mon télégramme. Puis après avoir cassé une croûte, je fonce à nouveau avec les premiers détachements de marins qui commencent à s'organiser. On travaille toute la journée pour essayer de retirer un second-maître de la base et sa femme. On est obligé de renoncer. Il nous faudrait un Bulldozer et les gens restent nous regarder sans rien faire.

En fin de journée je monte dans un camion de la base pour ramasser les blessés et le soir, je rentre à la base pour donner un coup de main au transport des blessés dans les avions.

Au début de la journée il n'y avait que les avions français de la base à chercher des vivres et à évacuer les blessés, mais au cours de la journée de nombreux et énormes avions américains avaient atterri sur la base, qui heureusement était en bon état pour les recevoir. Je nêai jamais vu autant d'avions sur la piste. Nuit et jour il y en a qui atterrissent, maintenant des américains, des italiens, des espagnols, des allemands, etc. à chaque instant il y en a qui emportent des blessés à Casablanca ou Marrakech.

De plus en plus, il y a foule sur la base et pourtant toutes les familles sont envoyées en France dès qu'il y a un avion, mais nous qui sommes sur la base nous resterons là tant qu'il y aura du travail à faire car la ville est presque entièrement détruite.

Quant aux morts, on ne peut pas les compter, il y aura sans doute au moins 20000 sans compter les blessés qui sont très nombreux.

Plus de 20 militaires (22) qui étaient en ville avec leur famille sont morts. Le dernier que j'ai tiré, écrasé sous le béton était un jeune premier-maître que je connaissais très bien. C'est terrible mais ont ne peut rien y faire, tué avec sa femme dans son lit. Et combien d'autres!

Mais avec la chaleur qu'il faisait, ça commence à sentir mauvais.

On sent la mort partout. Hier quand J'étais entrain de piocher sur des maisons écroulées, ça sentait drôlement fort et il n'y avait pas encore 2 jours. Qu'est-ce que ça sera dans 3 ou 4 jours ou même plus! Car même avec le matériel des américains, il faudra plusieurs semaines.

Les bateaux de la Marine Française sont arrivés également dans le port et les marins ont débarqué avec des pelles et des pioches pour déblayer.

Maintenant des renforts arrivent de partout, des médicaments, des vivres, car il nous en faut pour tout le monde qui s'est réfugié sur la base!

Je vais terminer ma lettre car je suis assez fatigué a cause du manque de sommeil. Mais enfin le moral est bon quand même. Les autres Riantécois sont tous en bonne santé, y compris Mme Lamidon et ses filles. Vous me garderez les journaux et "Paris Match" quand même car nous ici on ne reçoit rien.

Je vous embrase bien fort tous les deux ainsi que toute la famille.

Jean BREGENT