AGADIR le 03/03/1960 à 08h00 du soir.
Bien chers Papa et Maman.
Eh! oui je suis en vie encore et bien en vie puisque je ne suis même
pas blessé. Par conséquent tout va bien pour moi. Je
ne réalise pas trop encore ce qui vient de se passer à
Agadir mais je peux vous dire que c'est terrible. Jamais de ma vie
je n'ai vu une chose pareille. Je vous raconte assez vite ce qui c'est
passé. Vous avez dû le voir dans les journaux. Mais les
journaux racontent beaucoup de mensonges quelquefois. J'espère
que vous avez entendu mon message au poste, car je viens de recevoir
à l'instant une lettre du supérieur de Vannes qui m'annonce
qu'il a entendu mon message.
Je venais de me coucher depuis cinq minutes environ. Tout d'un coup
à minuit moins vingt j'entends un bruit terrible semblable
à un gros train qui serait passé auprès de la
fenêtre. Le grand bâtiment où nous dormions remue
pendant une dizaine de secondes. Le plâtre dégringole,
les murs se fendent, plus de lumière. J'étais déjà
le premier auprès de la fenêtre, paré à
sauter. Nous étions 15 dans la "carrée". Beaucoup crièrent
très fort. Tout le monde a compris. C'est le tremblement de
terre. Au bout de quelques minutes tous les marins ont évacué
le bâtiment. Le grand bâtiment où nous étions
(et nous étions bien 150 dedans) est tout fendu. Personne ne
veut plus se coucher. C'est alors qu'arrivent à l'entrée
de la base les premières voitures des gens d'Agadir. C'est
l'affreuse nouvelle. Tous les grands bâtiments sont tombés.
La ville est en feu. Vite au secours.
Tous les officiers et les marins se rassemblent. Avec quelques camarades
je donne un coup de main à charger des couvertures pour les
blessés qui commencent à arriver. Je donne un coup main
pour envelopper déjà un mort dans un drap. Je reviens
à l'entrée de la base et là, avec 5 copains nous
sautons dans une "JEEP" et nous fonçons à Agadir qui
est quand même à 5km de la base. Dans toutes les rues
que des maisons écroulées, des gens qui hurlent. Pas
de lumière.
Tous les vivants fuient en criant. Notre chauffeur a reçu l'ordre
de foncer au Talbordj : c'est le grand quartier arabe d' Agadir. Nous
sommes les 5 premiers marins à attaquer ce quartier en feu
et le plus dévasté de la ville d' Agadir. Il est 2h00
du matin. Un Arabe nous dit :"Par ici Monsieur, il y a plus de 30
morts sous la maison". Nous arrivons devant les bâtiments arabes.
Tout est écroulé. Des cris s'élèvent des
décombres. Malheureusement nous n'avons que des pioches et
des barres de fer. Nous allons au plus vite dans les maisons effondrées
où on entend encore des cris de vivants. Avec mon camarade
du secrétariat nous entrons dans une maison complètement
effondrée. Il fait nuit noire. Avec l'aide d'un vicaire d'
Agadir nous arrivons au bout d'une heure à tirer deux enfants
de 7 et 8 ans complètement écrasés sous les décombres.
Par miracle ils sont encore vivants! Un copain me dit :"Jean vient
par ici j'entends crier". Je fonce aussitôt dans les décombres.
On entend une femme qui crie :"Au secours, sauvez-moi, mon mari et
mes 4 enfants sont tous morts". C'est une Arabe car elle dit :"C'est
Allah (Dieu) qui l'a voulu". Avec les mains, nous arrivons au bout
de 3/4 d'heure à la dégager. Elle nous embrasse tous
les 4 en disant :"Merci, vous m'avez sauvé la vie!". Ce n'est
pas le moment de traîner.
Avec le vicaire d'Agadir nous fonçons dans les rues où
toutes les maisons pont écroulées. Des cris s'élèvent
de partout, on voudrait être de partout à la fois. Mais
nous sommes toujours seuls. Les Arabes crient bien mais ne font pas
grand chose. Avec les lumières des phares de l'auto du Vicaire
on réussit à s'éclairer un peu, mais il faut
faire attention car les murs menacent de s'écrouler. Une femme
juive me prend par le bras: "j'ai ma mère, là en dessous
et mes 5 enfants!". J'appelle: des voix nous répondent. On
commence à déblayer à trois, mais on se heurte
à des barreaux de fer. Au bout d'une heure on est obligé
de renoncer.
On fonce aussitôt vers les gens qui hurlent. C'est une jeune
fille qui est blessée gravement. Elle a tout le bassin fracturé.
Nous arrivons à la mettre sur une vieille porte qu'on a réussi
à dégager. Je tire, ma vareuse et mon jersey et les
mets sous elle. Mes camarades font pareil. Malheureusement pas de
voiture. Je cours dans toutes les rues pour trouver une voiture mais
presque toutes les autos sont écrasées sous les décombres.
Enfin on réussit à stopper une voiture de la police
marocaine. On réussit à l'embarquer et direction la
base.
L'infirmerie de la base est déjà comble. Obligé
de mettre les blessés dehors. Nos "carrées" sont envahies
par les réfugiés. Tout le monde, et, surtout les Français,
se réfugient à la base qui est à peu près
intacte encore. On a besoin d'un chalumeau mais il n'y a plus de matériel
à la base. On remonte avec les Marocains en ville. Il fait
jour maintenant, c'est la tristesse partout, les grands hôtels
sont parterre. L'hôtel Saada est parterre. Il y avait 100 personnes
dedans. L'hôtel Gautier, même chose... Il n'y a pratiquement
que des marins à piocher sur les décombres. On remonte
au quartier où nous étions tout à l'heure. J'ai
le temps encore de prendre une petite fille juive toute en sang et
de la transporter à l'ambulance qui passait là. Elle
criait de douleur, mais je n'ai pas eu le temps de sortir sa mère.
Le commandant nous demande d'urgence à la base. On voit déjà
les gens qui commencent le pillage, à voler tout ce qui est
resté dans les boutiques. On réussit encore à
sauver une jeune fille en coupant les morceaux de ferraille au chalumeau.
En rentrant à la base j'ai le temps de vous envoyer mon télégramme.
Puis après avoir cassé une croûte, je fonce à
nouveau avec les premiers détachements de marins qui commencent
à s'organiser. On travaille toute la journée pour essayer
de retirer un second-maître de la base et sa femme. On est obligé
de renoncer. Il nous faudrait un Bulldozer et les gens restent nous
regarder sans rien faire.
En fin de journée je monte dans un camion de la base pour ramasser
les blessés et le soir, je rentre à la base pour donner
un coup de main au transport des blessés dans les avions.
Au début de la journée il n'y avait que les avions français
de la base à chercher des vivres et à évacuer
les blessés, mais au cours de la journée de nombreux
et énormes avions américains avaient atterri sur la
base, qui heureusement était en bon état pour les recevoir.
Je nêai jamais vu autant d'avions sur la piste. Nuit et jour
il y en a qui atterrissent, maintenant des américains, des
italiens, des espagnols, des allemands, etc. à chaque instant
il y en a qui emportent des blessés à Casablanca ou
Marrakech.
De plus en plus, il y a foule sur la base et pourtant toutes les familles
sont envoyées en France dès qu'il y a un avion, mais
nous qui sommes sur la base nous resterons là tant qu'il y
aura du travail à faire car la ville est presque entièrement
détruite.
Quant aux morts, on ne peut pas les compter, il y aura sans doute
au moins 20000 sans compter les blessés qui sont très
nombreux.
Plus de 20 militaires (22) qui étaient en ville avec leur famille
sont morts. Le dernier que j'ai tiré, écrasé
sous le béton était un jeune premier-maître que
je connaissais très bien. C'est terrible mais ont ne peut rien
y faire, tué avec sa femme dans son lit. Et combien d'autres!
Mais avec la chaleur qu'il faisait, ça commence à sentir
mauvais.
On sent la mort partout. Hier quand J'étais entrain de piocher
sur des maisons écroulées, ça sentait drôlement
fort et il n'y avait pas encore 2 jours. Qu'est-ce que ça sera
dans 3 ou 4 jours ou même plus! Car même avec le matériel
des américains, il faudra plusieurs semaines.
Les bateaux de la Marine Française sont arrivés également
dans le port et les marins ont débarqué avec des pelles
et des pioches pour déblayer.
Maintenant des renforts arrivent de partout, des médicaments,
des vivres, car il nous en faut pour tout le monde qui s'est réfugié
sur la base!
Je vais terminer ma lettre car je suis assez fatigué a cause
du manque de sommeil. Mais enfin le moral est bon quand même.
Les autres Riantécois sont tous en bonne santé, y compris
Mme Lamidon et ses filles. Vous me garderez les journaux et "Paris
Match" quand même car nous ici on ne reçoit rien.
Je vous embrase bien fort tous les deux ainsi que toute la famille.
Jean BREGENT